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Il défit l’enveloppe avec précaution et leur montra l’enfant appuyé contre lui, endormi par la cadence de sa marche.

— L’éveille pas, Jaillot… Il pleurerait. J’y ai tué sa mère, à cte petiot.

— Ah ! fit simplement Jaillot, qui, sans désirer un compte rendu plus explicite, continuait à examiner curieusement le petit être comme il eût fait d’un animal rare, joli, inoffensif.

— Tu aurais bien dû le tuer tout de suite, lui aussi, dit Labait, après réflexion.

— Tu penses ?… Eh bien ! essaye donc de le tuer, toi, pour voir.

— Oh ! moi, c’est différent.

— Pourquoi c’ est-il différent ?

— Parce que c’est pas moi qui y ai tué sa mère.

— Eh bien, alors, si c’est pas toi ?

Par ce dialogue, incompréhensible quant aux mots, mais que leurs gestes élucidaient, l’un voulait dire : Tu es incompétent ; tu n’as jamais vu ce tableau, d’une femme qu’on a tuée et d’un enfant qui joue à côté d’elle. Et l’autre : C’est à celui qui a commencé la tuerie de la finir. Mais Jaillot, très absorbé, ses deux mains sur ses genoux, s’était approché davantage ; il toucha doucement la joue du nourrisson, puis, surpris par la mollesse de cette chair, il pressa un peu du doigt. Le marmot s’éveilla, sourit, s’étira, bâilla en ouvrant toute grande sa bouche où se voyaient déjà des dents. A la fin, il se frotta de la joue et des lèvres contre la veste de Lefelle.

— Regarde donc ! regarde donc ! dit Jaillot qui se pâmait d’aise. Il cherche le sein !

— C’est malheureux que je n’aie pas de quoi, dit Lefelle, un peu penaud.

Il posa son fardeau dans l’herbe avec brusquerie et se croisa les bras. Interrogeant ses camarades du regard il leur demandait : Que faire ?

Labait ne répondit pas : il avait donné son avis, il ne voulait pas se répéter.

— Si je savais qu’on aurait le temps de faire du feu, opina Jaillot, je mettrais mon poulet à la broche.

— Et après ? Quand il serait cuit ? répliqua Labait, qui haussait le» épaules.

— Après ? Je ferais sucer une patte au petit.

— Une patte de poulet ? À un petit de six mois ?

— À un petit d’un an et demi, oui ! Bien sûr qu’il a déjà mangé de la viande, celui-là, puisqu’il a des dents. C’est la viande qui fait pousser les dents.