Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
52
REVUE DES DEUX MONDES.


cidre ; » les autres songeaient à la bière mousseuse dans les brocs, au vin fluide et clair coulant des bouteilles, au jus des fruits dégouttant des pressoirs, à Feau pure enfin, à l’eau liquide et fuyante, à l’eau publique où les bestiaux de France vont s’abreuver. On atteignit le Nil ; on se jeta dans le Nil ; on but dans le Nil comme des chevaux : ceux qui sont morts de la colique ce jour-là n’ont plus soufl’ert ensuite. Dès lors, on ne quitta plus le fleuve ; non, pas une force humaine n’aurait pu faire qu’on le quittât ; on le remontait doucement, par des marches de nuit et du matin, à travers les champs de pastèques. Là, parmi le feuillage, des cadavres couchés sur le ventre alternaient avec les fruits ; et c’étaient des corps français, nus, tronqués et violés. Rien pour se nourrir : Bonaparte avait beau dire qu’on mangerait bientôt du pain, que les moulins étaient tout près, qu’on allait les voir ; en attendant, on faisait de la soupe au blé ; on mangeait les grains qu’on broyait entre des cailloux. Un matin, Jaillot se réveilla aveugle, frappé de cette ophtalmie qui ravageait aussi l’armée ; et Labait le remorqua accroché aux basques de son habit. C’étaient entre eux des disputes : « Tu sais, vieux, je veux bien te conduire, mais je veux pas te traîner. — Te fâche pas, François, répondait l’autre humblement, un qui ne voit point ne peut pas aller aussi vite qu’un qui voit… » On se battit à Chebreiss, on se battit aux Pyramides. On y fit de belles prises ; on ramassait des étriers d’argent, des housses brodées d’or, des fourreaux de sabre incrustés de pierreries, et tous les cadavres portaient de l’or dans leurs coiffures, entre la calotte de drap et la calotte de soie. La soirée se passa à troquer des objets, à s’inviter, à riboter. Puis on remonta plus avant, le long du Nil souillé, pestilent, dont les eaux lentes charriaient des cadavres gonflés et colossaux. Dans ces terres gercées et cuites, on risquait à chaque pas de gagner une entorse. Les bons jours du Caire passèrent vite ; les longs mauvais mois de Damiette suivirent ; et voilà qu’à l’hiver oisif succédaient le printemps laborieux, de nouvelles batailles, de nouvelles misères, la sécheresse devant El Arych, la famine devant Gaza.

Bien malin qui dirait ce qu’il allait advenir de lui, Félix Lefelle, et de cet enfant qu’il avait ramassé ! Pourtant ce petit corps étendu à sa gauche lui faisait une douce chaleur autour du cœur. Attentif à ne pas le froisser, il se leva, et sous la clarté mourante du brasier, le regarda dormir son insoucieux et profond sommeil. Puis, comme personne ne le voyait, il baisa sa joue rebondie et brune aussi tendrement que s’il avait embrassé son propre filleul. S’allongeant de nouveau, il posa la tête sur son havresac, poussa un soupir, et s’endormit.