cidre ; » les autres songeaient à la bière mousseuse dans les brocs,
au vin fluide et clair coulant des bouteilles, au jus des fruits
dégouttant des pressoirs, à Feau pure enfin, à l’eau liquide et
fuyante, à l’eau publique où les bestiaux de France vont s’abreuver.
On atteignit le Nil ; on se jeta dans le Nil ; on but dans le
Nil comme des chevaux : ceux qui sont morts de la colique ce
jour-là n’ont plus soufl’ert ensuite. Dès lors, on ne quitta plus le
fleuve ; non, pas une force humaine n’aurait pu faire qu’on le
quittât ; on le remontait doucement, par des marches de nuit et
du matin, à travers les champs de pastèques. Là, parmi le feuillage,
des cadavres couchés sur le ventre alternaient avec les
fruits ; et c’étaient des corps français, nus, tronqués et violés. Rien
pour se nourrir : Bonaparte avait beau dire qu’on mangerait bientôt
du pain, que les moulins étaient tout près, qu’on allait les voir ;
en attendant, on faisait de la soupe au blé ; on mangeait les grains
qu’on broyait entre des cailloux. Un matin, Jaillot se réveilla
aveugle, frappé de cette ophtalmie qui ravageait aussi l’armée ; et
Labait le remorqua accroché aux basques de son habit. C’étaient
entre eux des disputes : « Tu sais, vieux, je veux bien te conduire,
mais je veux pas te traîner. — Te fâche pas, François, répondait
l’autre humblement, un qui ne voit point ne peut pas aller aussi
vite qu’un qui voit… » On se battit à Chebreiss, on se battit aux
Pyramides. On y fit de belles prises ; on ramassait des étriers d’argent,
des housses brodées d’or, des fourreaux de sabre incrustés
de pierreries, et tous les cadavres portaient de l’or dans leurs
coiffures, entre la calotte de drap et la calotte de soie. La soirée
se passa à troquer des objets, à s’inviter, à riboter. Puis on
remonta plus avant, le long du Nil souillé, pestilent, dont les
eaux lentes charriaient des cadavres gonflés et colossaux. Dans
ces terres gercées et cuites, on risquait à chaque pas de gagner
une entorse. Les bons jours du Caire passèrent vite ; les longs
mauvais mois de Damiette suivirent ; et voilà qu’à l’hiver oisif
succédaient le printemps laborieux, de nouvelles batailles, de nouvelles
misères, la sécheresse devant El Arych, la famine devant
Gaza.
Bien malin qui dirait ce qu’il allait advenir de lui, Félix Lefelle, et de cet enfant qu’il avait ramassé ! Pourtant ce petit corps étendu à sa gauche lui faisait une douce chaleur autour du cœur. Attentif à ne pas le froisser, il se leva, et sous la clarté mourante du brasier, le regarda dormir son insoucieux et profond sommeil. Puis, comme personne ne le voyait, il baisa sa joue rebondie et brune aussi tendrement que s’il avait embrassé son propre filleul. S’allongeant de nouveau, il posa la tête sur son havresac, poussa un soupir, et s’endormit.