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depuis plusieurs siècles par ses bords, de trois côtés à la fois, et au centre duquel ils arrivent maintenant à se rencontrer. Ce partage de l’Asie entre les peuples modernes est certainement d’un intérêt moindre pour la France et pour certaines autres nations que le partage de l’Afrique, continent longtemps oublié par les Européens, et dont la curée anticipée les a passionnés depuis quelques années. Cependant le Pamir, clef de la position dans la question asiatique, ne manque pas d’intérêt et mérite d’occuper un instant l’attention du public, surtout en ce moment où ce litige est à la veille d’être tranché définitivement, et où des événemens très notables viennent de se passer sur ce terrain.

Comment se fera le partage du Toit du.Monde ? Quelles y seront les frontières futures entre les trois grands peuples qui, de trois côtés différens, ont entrepris d’en escalader les pentes ?

Pendant quelques années on a pu croire que ce grand massif montagneux resterait indivis ou sans maître, formant entre les trois plus vastes empires du globe ce que la politique moderne, — dans un langage emprunté au vocabulaire technique des chemins de fer, ainsi qu’il convient à notre siècle, — appelle un tampon. Les journaux d’outre-Manche ont répété, avec une assurance qui a été assez forte pour convaincre des tiers, cette parole prononcée par un homme d’Etat anglais a un moment où la Grande-Bretagne ne se sentait pas encore en mesure de soutenir avantageusement ses prétentions sur ce pays : « Le Pamir est trop petit pour être jamais le sujet d’une guerre entre les deux plus grandes nations du monde. » Admettre sincèrement qu’il en put être ainsi, c’eût été méconnaître le génie conquérant des deux grandes nations en présence ; c’était méconnaître le principe même de leur expansion coloniale, dont la marche envahissante est impossible à enrayer. Leur choc est aussi inévitable que peut l’être celui de deux locomotives lancées à la rencontre l’une de l’autre : leur masse aussi bien que l’impulsion acquise les poussent en avant, chacune de son côté.

Voici deux siècles que nous connaissons certain renard qui a formulé sur les raisins de la fable une opinion non moins nette et non moins motivée. Devant l’appréciation de l’éminent diplomate anglais, le public français ou, d’une façon plus générale, le public européen, a paru porté à penser que le Pamir était en effet, sinon bien petit, du moins bien loin pour mériter son attention.

Oui assurément, cette conclusion serait juste si la question politique du Pamir ne s’appliquait qu’au plateau glacé, inhabitable et relativement petit, — c’est à peine si sa superficie égale celle du