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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/611

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VIII.

Si les Anglais annexent l’Afghanistan et le Béloulchistan, même en laissant aux Russes Hérat et le Turkestan afghan, la Russie ne peut guère sauvegarder ses droits et ses espérances que par l’annexion de la Perse, et encore ne serait-ce là pour elle qu’un pis-aller insuffisant. La combinaison qui consisterait pour la Russie à acquérir une porte de sortie sur l’océan Indien par la conquête de la moitié occidentale de l’Afghanistan, tout en étant moins bruyante et moins radicale, serait infiniment plus avantageuse : cette issue plus orientale vaudrait mieux que celle qui conduirait à la nappe fermée du golfe Persique, et en outre la Perse, coupée des Indes et déjà attachée à la Russie par les liens d’une vassalité qui existe de fait, sinon ouvertement, ne pourrait manquer de lui échoir en partage à bref délai, sans éclat, à la première occasion.

Aussi n’est-il que temps, pour la Russie, en réponse aux nouvelles acquisitions de l’Angleterre, de dessiner un vigoureux mouvement en avant sur la frontière sud de la Transcaspienne et du khanat de Boukhara, si elle ne veut pas que l’annexion, par les Anglais, du pays qu’elle convoite et qui lui est indispensable, ne soit un fait accompli.

Par la conquête du Mekran et par les autres mesures politiques actuellement en cours d’exécution dans la région afghane et dans les pays voisins, les Anglais ont répondu, d’une façon aussi vigoureuse que décisive, aux tentatives déguisées qu’avait faites la Russie, pendant ces dernières années, pour nouer des intrigues dans ces contrées et y étendre de plus en plus son influence. Parmi les opérations dont nous parlons figure la hardie reconnaissance des deux lieutenans russes Patrine et Léontieff, qui, l’année dernière, sont allés à cheval du Caucase aux Indes en traversant la Perse et le Béloutchistan. Ce voyage paraît n’avoir pas été étranger à la déposition du khan de Kélat.

Si maintenant la Russie ne répond pas à son tour par l’invasion immédiate du Turkestan afghan, ou du Khorassan, ou par des mesures équivalentes, il est certain que le sort définitif de la partie est compromis pour elle. Si elle veut que le partage de l’Asie se fasse d’une façon satisfaisante pour ses intérêts, si elle ne veut pas rester confinée dans les neiges sibériennes et dans les steppes kirghizes, si elle ne veut pas que son empire asiatique, malgré l’immense étendue qu’il présente déjà aujourd’hui, reste ce qu’a été celui des souverains mongols du moyen âge, c’est-à-dire une