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ses caprices, il se plaît à offrir au monde des spectacles invraisemblables, et on a tort de dire qu’il ne se passe jamais rien de nouveau sous le soleil.

Ce qu’il faut reconnaître, c’est que le rapprochement de la Russie et de la France a été le résultat d’une évolution lente et laborieuse. Le plus grand obstacle à leur entente était l’étroite union des cabinets de Berlin et de Saint-Pétersbourg et les récens témoignages qu’ils s’en étaient donnés l’un à l’autre. Pendant l’insurrection de la Pologne, M. de Bismarck s’était montré fort obligeant. Il avait été payé de retour : en 1870 et 1871, la Russie avait rendu à l’Allemagne des services essentiels, et à peine la paix fut-elle conclue, l’empereur Guillaume télégraphiait à son neveu que sa reconnaissance ne finirait qu’avec sa vie. L’amitié de la Russie avait été trop utile à M. de Bismarck pour qu’il n’en sentit pas tous les avantages, et en créant la ligue des trois empereurs, il prouva qu’il entendait s’en tenir à la politique traditionnelle de la Prusse et mettre à l’abri de toute atteinte son entente cordiale avec son puissant voisin de l’Est.

Mais il éprouva, en 1875, des froissemens d’amour-propre et découvrit que la complaisance de son allié avait des bornes. Dès lors on put apercevoir quelque changement dans sa politique comme dans ses sentimens. M. Geffcken a raison de dire que, lorsque éclata l’insurrection de l’Herzégovine, qui devait avoir de si graves conséquences, elle ne trouva d’abord aucun appui à Saint-Pétersbourg ; la Serbie fut engagée à n’y point prendre part. Le tsar et la cour étaient dans les dispositions les plus pacifiques : « Il y a deux manières de traiter la question d’Orient, disait le prince Gortchakof, ou de l’attaquer à fond, ou un replâtrage. Eh bien, je suis vieux, je suis pour le replâtrage. » Mais M. de Bismarck n’était pas fâché de donner de l’occupation à ce puissant allié dont il pensait avoir à se plaindre, et peut-être avait-il deviné qu’en déclarant la guerre à la Turquie, les Russes se lançaient dans une entreprise qui leur imposerait plus de sacrifices d’hommes et d’argent qu’elle ne leur rapporterait de profits réels. Il a toujours pensé que ses amis deviendraient peut-être un jour ses ennemis, et il ne les a jamais empêchés de faire une imprudence.

Le 5 décembre 1876, il déclarait au Reichstag que, quelles que fussent les intentions de la Russie, elle avait le champ libre, qu’il ne la traverserait point dans ses desseins, et ce fut alors qu’il prononça le mot fameux « que l’Allemagne n’avait en Orient aucun intérêt qui valut le sacrifice des os d’un seul fusilier poméranien. » Lorsque le gouvernement roumain le consulta pour savoir quelle conduite la principauté devait suivre dans cette conjoncture délicate, sa réponse fut si entortillée que M. Bratiano s’écria : « Bismarck veut la guerre ! » Comme on hésitait encore à Saint-Pétersbourg et qu’on semblait chercher un expédient