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pensé à se brouiller avec la Russie ; qu’il lui avait témoigné beaucoup d’égards ; qu’il s’était arrangé pour pouvoir toujours négocier avec elle et pour servir d’intermédiaire, le cas échéant, entre le cabinet de Vienne et celui de Saint-Pétersbourg ; que c’était son successeur qui avait tout gâté par ses partis pris et ses maladresses. Après la mort tragique d’Alexandre II, dans son entrevue du 9 septembre 1881 avec le nouveau tsar, il l’assura que l’Allemagne ne nourrissait aucune intention hostile contre la Russie. Le comte Kalnoky, alors ambassadeur d’Autriche à Saint-Pétersbourg, mandait à son gouvernement que la sagesse et la modération inattendue du prince ; avaient produit la meilleure impression sur Alexandre III comme sur M. de Giers, et le tsar écrivait à l’empereur François-Joseph : « J’ai été très heureux de revoir l’empereur Guillaume, notre vénérable ami, auquel nous unissent des liens communs de cordiale affection. »

Mais la défiance est un mal difficile à guérir, et quand l’amitié a perdu la foi, elle n’est plus de l’amitié ; on continue à se voir, on se fait bonne mine, et il y a au fond du cœur une plaie secrète qui se rouvre sans cesse. « C’en est fait, disait M. de Bismarck le 6 février 1888, nous ne recherchons plus l’amour, ni en France, ni en Russie. La presse russe, l’opinion publique russe a montré la porte à un vieux, puissant et loyal ami ; nous ne nous imposons point ; nous avons essayé de rétablir l’antique intimité, mais nous ne courons après personne. » Mais, en même temps, il expliquait à qui de droit qu’en signant un traité avec l’Autriche, il ne s’était point engagé à appuyer en toute circonstance la politique autrichienne en Orient : il s’appliquait à ménager les intérêts russes en Bulgarie ; il témoignait une grande froideur au prince Ferdinand. Depuis qu’il s’est retiré à Friedrichsruhe, tout est changé. Le 16 mai 1890, l’Allemagne a conclu une convention commerciale avec le prince, et elle a trouvé d’autres occasions de lui marquer sa bienveillance. Plus d’une fois aussi, elle a paru disposée à lier partie avec l’Angleterre. Les Russes sont désormais avertis ; ils savent que si jamais, contre toute attente, le cabinet de Vienne pratiquait dans la péninsule des Balkans une politique agressive, il aurait l’Allemagne derrière lui. M. Geffcken s’en réjouit ; il est persuadé que la Triple Alliance est assez forte pour imposer ses volontés à tout le monde. Cet homme doux, qui évite avec soin les gros mots, est de la race des violens, et s’il ne tenait qu’à lui, sans penser à mal, il aurait bientôt fait de mettre l’Europe en feu.

Quelles que soient, en général, l’abondance et la sûreté de ses informations, il est des points sur lesquels il n’a pas pris le temps de se renseigner. Il croit ou affecte de croire que dès l’origine nous avons recherché ardemment l’alliance russe ; que c’est nous qui avons fait les premiers pas ; que nous avons triomphé, à force d’obsessions, de