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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/71

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PAPA FÉLIX.

On s’arrêta derrière une montagne en forme de cône tronqué dont on sut le nom dans la suite : le mont Thabor ; là, on fit du café. La pente était couverte de couvens et de murs ruinés ; sur la gauche, des Bédouins ouvraient leurs tentes guenilleuses et commençaient aussi leurs cuisines. Puis, la marche recommença, plus lente, avec des distances entre les brigades. L’avant-garde devait travailler en ce moment à quelque sanglante besogne, car des cris aigus et forcenés venaient de la tête de colonne : il y avait de la bataille dans l’air. On forma les carrés, et, gagnant du terrain vers le sud, on fut bientôt en vue du camp arabe. Les pavillons, de couleur vert clair, étaient surmontés de croissans et de boules d’or. Des piétons nombreux circulaient entre les tentes ; on les voyait causer entre eux, fumer ; d’autres faisaient leurs prières, tandis que des milliers et des milliers escadronnaient à la rencontre du premier carré, fondaient et grêlaient sur lui. Sans cesse, des partis nouveaux essaimaient hors de la ruche hostile et se ruaient aux trois phalanges qui, d’un pas égal, continuaient à s’avancer.

Elles s’arrêtèrent pourtant, enveloppées en tous sens par le tourbillon. Les frelons plus hardis serrèrent plus avidement les trois gâteaux de miel et les mordirent ; les chevaux se cabraient devant les baïonnettes ; les cavaliers taillaient dans la matière humaine avec le sabre courbe et l’étrier tranchant. Les Français tombaient en nombre, mais à leur poste, et sans que l’ordre fût rompu. Ceux des rangs intérieurs, tirant au dedans les morts et les blessés, les remplaçaient sur la lisière. Par momens, le canon, tonnant à l’un des angles, ouvrait dans cette multitude violente et bigarrée un corridor au bout duquel on voyait onduler les blés. Puis, le flot humain se précipitait dans ce vide. On sentait bien alors qu’on ne viendrait jamais à bout de cette cohue et qu’on serait mort soi-même de faim, de fatigue et de dégoût avant qu’on eût fini de tuer tout ce monde.

Jaillot et Labait, séparés du reste du rang, faisaient feu par un créneau ouvert entre deux rochers. Lefelle, les sachant meilleurs tireurs, leur donnaient ses cartouches : il les passait toutes mordues à Jaillot, qui n’avait plus qu’une dent sur le devant. Au moment du besoin, il montait sur un des rocs et travaillait à coups de crosse. De ce point, il apercevait la plaine entière couverte de cavalerie ; un fourmillement noir, aux flancs du mont Thabor, montrait que la retraite était barrée de ce côté. Et, dans le camp arabe, c’était toujours ce va-et-vient nonchalant et dédaigneux de gens qui fumaient, causaient et riaient. De tous ces tableaux, se dégageait un même sentiment de vaste détresse, et Lefelle descendait pour ne plus voir, pour agir, et pour oublier.

TOME cxx. — 1893. 5