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— J’en ai assez de leurs histoires, dit tout à coup Jaillot. Et il se retira ; non qu’il refusât de combattre, mais il voulait déjeuner. Il se mit à l’abri et commença de découper sa ration et de préparer ses bouchées où il mêlait, dans les proportions convenables, la viande et le pain.

Un fléchissement se fit sentir dans le carré, et le rang devint convexe autour du point d’appui où les trois camarades s’étaient établis. La 2e légère avait cédé plus franchement : un peu plus, et elle allait ondoyer, perdre pied, se rompre et se noyer. C’est à ce moment qu’on fondit les deux carrés en un seul. Grâce au rempart que formaient les cadavres amoncelés, cette manœuvre réussit. Mais l’expédient ne pouvait suffire ; la troupe était exténuée. Alors, Kléber pensa à la retraite : en enclouant ses canons et s’ouvrant un passage vers Nazareth, peut-être sauverait-il partie de son monde. Seulement, il fallait abandonner les blessés… Ne voulant prendre de lui-même ce parti, il appela les colonels pour conférer avec eux.

Tout à coup, une voix cria :

— Voilà le Petit Caporal !

C’était Lefelle, juché sur son observatoire, qui donnait l’alerte. La nouvelle, vivement répétée, courut jusqu’à Kléber : il se fâcha.

— Laissez-moi tonc dranqnille, dit-il avec son accent allemand. Je n’ai pas le temps d’écouter vos bêtises…

Cependant, on discutait autour de Lefelle.

— Enfin, qu’as-tu vu ? demandait une voix.

— Rien, répondait-il un peu penaud. Je ne vois plus rien.

Mais, quoi qu’il pût alléguer, Jaillot se portait contre lui-même garant de son premier dire, et protestait que Bonaparte était là, tout près. Il donnait pour raison qu’il n’y avait que Bonaparte pour arriver dans des momens pareils : témoin ce jour où il les avait repêchés dans le désert, devant El Arych. Il convainquit plusieurs hommes. De nouvelles clameurs revinrent à Kléber, et, cette fois, l’émurent.

— Où disent-ils donc qu’ils le voient ? demandait-il en s’approchant et développant sa lunette.

Il grimpa sur le rocher, chaufl’é par le soleil de onze heures, brûlant comme la dalle d’un foyer.

— Monte près de moi, mon garçon, dit-il à Lefelle. — Et, quand il l’eut à côté de lui, il lui emprunta son épaule pour appuyer la longue-vue. Lentement, la main un peu tremblante, il fit le tour de l’horizon.

— Je ne vois rien, dit-il avec tristesse.

Il redescendit, hésita encore, puis cria :