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pompeuse d’un Palladio, plus loin même que la majesté d’un Bramante, on découvre tout à coup une vieille arche romaine dont l’orgueil inébranlable supporte sans plier toutes ces constructions parasites.

Le soleil du siècle, en montant sur l’horizon, ne cessait de découvrir de nouvelles perspectives et de faire saillir les formes réelles des peuples sous leur vêtement d’emprunt. Si l’on oublie pour un instant le sang et les larmes que ces renaissances ont coûté, il faut convenir qu’il n’est pas de plus merveilleux spectacle et que l’Europe débarrassée de ses voiles est infiniment plus belle et plus riche de contours. Que représentait à nos pères la péninsule des Balkans, sinon le champ de bataille séculaire des chrétiens et des musulmans ? À l’ombre des forteresses du Danube, si souvent prises et reprises, sur ces routes piétinées par les armées, ils donnaient un regard distrait à leurs frères opprimés, que les mémoires du temps dépeignent dans une humble altitude, courbés sous le fouet des janissaires, semblables à ces longues files d’esclaves que, sur la colonne Trajane, les légionnaires poussent devant eux. Cependant la nouvelle ère, à peine ouverte, rend à la lumière les nations ensevelies depuis trois siècles et comme embaumées dans la domination turque, qui conserve encore plus qu’elle ne détruit. Ce sont d’abord les Serbes, endormis sur leur poste de combat, parmi ce dédale de fleuves et de montagnes qui avait égaré si longtemps leur monarchie errante : les voilà debout, jeunes avec des traits vieux, tels que des Francs ou des Goths qui auraient sommeillé depuis les Théodebert et les Alaric. Ils secouent avec peine la courbature de cette longue torpeur et gardent je ne sais quelle tristesse incurable, propre aux races fières qui ont été abreuvées d’amertume.

À côté d’eux, les Roumains, plus souples, plus politiques, instruits pendant des siècles à se dérober comme une matière fluide entre les mains des vainqueurs : les récits des voyageurs peignaient encore, au début du siècle, la campagne vide, les habitans cachés dans les forêts ou même sous terre, le pays dévoré par les années de passage comme un champ d’Afrique par une nuée de sauterelles, ou mis en coupe réglée par des princes qui achetaient à Constantinople le droit de commander. Cependant les moissons et les hommes repoussent par enchantement dans ces riches campagnes. Le peuple ingénieux, remuant, composé de sagesse antique et d’ardeur juvénile, une brillante noblesse, des traditions militaires, un art suprême et presque italien pour tirer parti des situations indécises, une