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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/785

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le chœur des nations n’étaient pas embarrassés pour si peu. Ils imaginèrent un conseil de l’Europe dans lequel les puissances de premier rang auraient droit à un fauteuil, tandis que les petits États se tiendraient modestement sur un tabouret. Cette assemblée s’appela le Concert européen. Tels, chez les anciens Grecs, ces amphictyons, institués pour maintenir l’harmonie entre les glorieuses cités hellènes, mais qui ne les empêchèrent jamais de s’égorger les unes les autres, jusqu’au jour où Philippe de Macédoine leur infusa une âme de sa façon, par des moyens qui n’admettaient point de réplique. Ces arbitres de l’Europe s’engagèrent solennellement à terminer ensemble et d’un commun accord toutes les brouilleries des gouvernemens. L’invention parut si belle, que, pendant un temps, les hommes d’Etat eurent la bouche pleine du concert européen. En faire partie devint l’objet suprême de l’ambition d’un peuple ; en être exclu, le comble de l’infortune ; et, pour avoir perdu notre place dans cet aréopage, nous faillîmes, en 1840, mettre le feu à l’Europe.

Or ce fameux concert ne produisit le plus souvent qu’une désastreuse cacophonie : chaque exécutant, voulant être chef d’orchestre, se serait cru déshonoré s’il avait réglé son instrument sur celui du voisin. Il est vrai qu’on a signé ensemble un certain nombre de traités. Mais ces actes, dressés le lendemain des batailles, ne sont point des gages de paix et de concorde. Nés de la guerre, ils portent le plus souvent la guerre dans leurs flancs, et, comme jadis, ne font que constater l’équilibre momentané des forces. Entre le mouvement national qui repousse toute ingérence étrangère et je ne sais quel rêve de fédération européenne, il y a contradiction dans les termes[1].

Ainsi la diplomatie, d’abord hostile aux revendications nationales, ne fut pas beaucoup plus heureuse dans ses gauches tentatives pour les confisquer à son profit. Vainement employa-t-elle ses grâces les plus pénétrantes et ses sourires les plus irrésistibles pour attirer à elle ces forces nouvelles et les enrégimenter sous sa bannière. Les peuples se laissèrent flatter, mais répondirent par des grognemens ou des coups de dents chaque fois qu’on essayait de les faire sortir de la sphère la plus étroite de leurs intérêts. Ils se montrèrent superbement ingrats et grossièrement attachés, comme des parvenus qu’ils étaient, au bon sens terre à terre qui leur conseillait de rester chez eux. Ils avaient le cœur du bonhomme Chrysale, qui s’intéresse principalement à son

  1. Voir les argumens invoqués en faveur de cette politique dans l’Histoire diplomatique de l’Europe, par A. Debidour, et dans l’ouvrage de M. Thureau-Dangin sur la Monarchie de Juillet, particulièrement le 4e volume (la Crise de 1840).