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calculs et certaines défaites matérielles sont des victoires morales.

Sans doute, il est pénible de reconnaître que les œuvres les plus durables de l’Europe contemporaine ont été faites à nos dépens ou contre nous. Mais c’est la seule manière de nous instruire sur la cause de nos revers. Notre excuse est dans ce vieil adage, qu’il est plus difficile de conserver que d’acquérir et de bien user de sa fortune que d’en construire une nouvelle. De deux États dont l’un est jeune et l’autre ancien, l’un a tout à gagner, l’autre tout à perdre. L’un voit devant lui son but, l’autre craint de le dépasser. Pour le premier, les fautes ne sont que des écarts de jeunesse, et souvent même, en l’éclairant, lui profitent ; le second ne saurait faire un faux pas sans que tout son organisme n’en soit ébranlé.

Toujours est-il qu’en Italie et en Prusse, les grands hommes ne manquèrent point aux grandes occasions. Personne n’a oublié la finesse, la ténacité, la patience, le mélange de calcul et d’audace, et même les emportemens à demi sincères qui composent la physionomie du comte de Cavour ; et nous avons encore sous les yeux cet autre personnage d’un génie brusque, impérieux, d’un dévoûment hautain pour sa patrie, habile à manier les hommes tout en les méprisant, plein de son but et parfaitement indifférent sur le choix des moyens, né tout exprès et formé par la nature pour trancher avec l’épée les nœuds gordiens que la lenteur allemande embrouillait depuis des siècles, de même que son éloquence nerveuse rompt et disloque ces périodes majestueuses dont se moquait Voltaire. Dans les succès de ces deux hommes d’Etat, il y a eu du bonheur et de l’adresse. Suivant le mot de Richelieu, qui s’y connaissait, « il faut que le jeu en die et que le joueur sache bien user de la chance. » Toutefois, si on laisse de côté l’à-propos, le tour de main, les fautes de l’adversaire, le hasard favorable d’un entretien à Plombières ou à Biarritz, au-dessus des accidens passagers, des différences de pays et de tempérament, un trait commun rapproche les deux figures : c’est l’intelligence des nécessités de la politique nouvelle, qui doit consister dans la coïncidence d’un vigoureux intérêt d’Etat avec le sentiment national. La raison d’Etat toute seule donne la politique d’un Metternich. Elle est faite de prudence et d’atermoiemens. Elle peut ajourner les questions nationales, elle ne les supprime pas. D’autre part, le sentiment tout seul touche, intéresse, mais il ne suffit ni à relever les empires ni à les conserver. La chute de la Pologne, l’échec du parlement de Francfort en 1849, les vœux stériles pour la liberté de l’Italie pendant un demi-siècle, l’ont prouvé surabondamment. Le principe des nationalités, quand il