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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/789

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Ira-t-on plus loin ? Verrons-nous l’antique sagesse des gouvernemens se mettre à la remorque des jeunes et bruyantes nationalités ? Suffira-t-il à celles-ci de signifier, par d’impérieux vagissemens, leur volonté de se débarrasser de tous les maillots et de toutes les lisières, pour qu’aussitôt les pouvoirs complaisans les laissent courir en liberté ?

Bien des signes annoncent en effet que la raison d’Etat, tutrice morose des peuples, a perdu quelque chose de cette superbe confiance qu’elle déployait autrefois, lorsqu’elle sacrifiait des milliers d’hommes au bien public et qu’elle étouffait sans scrupule les contradictions. Elle est devenue timide et raisonneuse ; elle plaide les circonstances atténuantes, tandis que l’audace, avec la popularité, passe dans le camp des revendications nationales. Qui doute aujourd’hui, par exemple, que l’Irlande obtiendra ce qu’elle demande ? Les partisans de l’Union semblent résister pour l’honneur ; ils seraient certainement soulagés si quelque habile homme leur offrait une transaction qui mît leur conscience d’état d’accord avec le sentiment public. Il faut avouer que leur situation n’est pas agréable : on les traite, en plein parlement, de mauvais frères et de Judas. À la Chambre des lords, il est vrai, les applaudissemens discrets et parfumés qui tombent des tribunes les dédommagent un peu des coups de poing nationaux qu’ils reçoivent ailleurs. Mais aux hommes d’état modernes, le suffrage des salons ne suffit pas : il leur faut une popularité qui sente la bière et le whisky. Ailleurs, en Autriche-Hongrie, les nations parlent si haut, et dans toutes les langues à la fois, qu’il ne s’agit pas de les faire taire, mais tout au plus de gagner du temps.

Plaignons les hommes d’Etat futurs : leur tâche va devenir singulièrement ingrate. Leurs devanciers sculptaient hardiment la figure des nations, et, prenant à pleines mains la grasse argile des peuples, ils en façonnaient des statues colossales. Ils avaient la joie de créer, qui est un plaisir des dieux ; de temps en temps, lorsqu’ils écartaient le voile qui enveloppait leur œuvre mystérieuse, une immense acclamation, partie d’en bas, saluait les traits divins de ces grandes figures qui s’épanouissaient dans la lumière. Tout récemment encore, les créateurs de l’Italie et de l’Allemagne n’étaient-ils pas portés et soulevés par l’enthousiasme populaire comme par un flot puissant ? Aujourd’hui le devoir du politique est tout autre : il ne s’agit plus de célébrer les noces bruyantes des peuples, mais de les détourner du divorce, en leur démontrant que le plus mauvais ménage vaut encore mieux que la meilleure séparation. Fâcheuse besogne, qui n’a rien