Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/790

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’héroïque. Nous touchons à cet âge critique où le sentiment national, après avoir rapproché les peuples et multiplié leurs forces, tend à les diviser, par suite à les affaiblir.

Voici ce qu’on pourrait dire aux nations : Ne vous pressez pas, réfléchissez encore. Pensez aux périls du lendemain, aux discordes qui vont éclater dans votre propre sein. Vous manquez d’expérience. Votre patriotisme est vif et sincère, mais il est sentimental et mal éclairé. Portez une main prudente sur vos vieilles institutions. Souffrez que vos gouvernemens tempèrent quelquefois vos ardeurs. Avez-vous calculé les conséquences de votre petite taille dans la mêlée des peuples ? Comment remplacerez-vous ce rempart qui vous gêne, mais qui vous abrite ? Savez-vous ce qu’il faut de dépense, d’armemens, de diplomatie, pour défendre l’intégrité d’un territoire ? Voyez-vous ces voisins en armes qui guettent vos défaillances ? Et puis, ne vous reste-t-il rien à apprendre sous la férule de vos maîtres ? Imiterez-vous ces peuples pour lesquels l’indépendance est le droit de ne rien faire et qui, souverains sans partage d’un domaine admirable, ne savent point en tirer parti ? À ceux-là, sans doute, quelques siècles de travail silencieux, sans parlement et sans journaux, eussent été fort utiles. Avant de décider sur les affaires d’État, il faut aller à l’école. Mais soit ! vous êtes des peuples adultes et bien formés, vous comptez même une longue suite d’aïeux, votre patriotisme n’est pas une invention de grammairiens. Il reste encore à savoir où s’arrêtera cette décomposition du corps politique. Votre réclamation va en soulever vingt autres tout aussi respectables, si la conscience des peuples varie avec leur langue, et s’il suffit, pour avoir droit de cité parmi les nations, de parler des jargons différens dont l’origine remonte aux époques barbares. Eh quoi ! faut-il revenir à l’âge de la tour de Babel ? Quelle barrière arrêtera cette folle entreprise, si ce n’est cette raison d’État dont vous faites si bon marché ?

Et si les peuples demandent au nom de quelle autorité on prétend leur imposer des bornes, on peut leur répondre hardiment : « Au nom de votre propre conservation. » Le point précis où le mouvement national cesse d’être légitime, c’est lorsqu’il compromet l’existence même du corps qu’il a la prétention d’animer. Mais comment fixer ce point ? Par la prévoyance, par le calcul, par la comparaison des forces, c’est-à-dire par une série d’opérations qui rentrent, au premier chef, dans les fonctions de l’État.

Un peuple qui ne sait pas faire de sacrifices à l’intérêt d’État ne mérite pas le titre de nation : il végète dans une éternelle enfance. Il est à peine supérieur aux tribus du désert ou aux noires