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Pourtant, la frégate paraissait peu pressée d’appareiller ; elle attendait le vent, les cvénemens de l’armée, les dépêches du général en chef.

— Pourquoi donc ne part-elle pas ? se demandait Lefelle, impatient de la voir reprendre la mer, courir vers la France et rassurer Delphine. Et il l’examinait, comptait ses canons, supputait les chances qu’elle avait d’échapper à l’Anglais.

Sur ces entrefaites, une djerme vint d’Alexandrie, apportant de graves nouvelles : on était battu, on abandonnait l’Egypte. Quant au retour, impossible : ce qui restait de bateaux français à Alexandrie et à Rosette ayant été pris, partagé entre les Anglais elles Turcs. On tremblait pour La Badine. Mais, un matin, elle parut toute en voiles, prête à s’envoler ; malgré tout, elle partait pour la France ; elle allait dire que la paix était faite, et demander qu’on expédiât des transports. Elle-même devait emporter deux cents hommes.

On discuta, on se querella, on se battit sur la question de savoir si ces deux cents hommes devaient être pris parmi les plus anciens ou s’il fallait tirer leurs noms au sort. Le commandement choisit la première solution : Lefelle etJaillot furent désignés.

Leurs paquets étaient sommaires, mais leurs soucis étaient grands, car Jaillot quittait Françoise, et Lefelle « le petit trouvé ». L’emporter en France, cet asticot, pure folie ; d’ailleurs, à qui le donner, et comment le nourrir, là-bas où la vie est si chère ?

— Je peux pas lui faire de bien, je veux pas lui faire de mal…

C’est dans ces termes qu’il balança longuement son renoncement. Et s’y étant enfin résolu, il prit, de concert avec Jaillot, ses dispositions en faveur de l’abandonné. Ils convinrent que la femme de l’un soignerait l’enfant de l’autre ; la chèvre et l’âne resteraient aux deux délaissés et les aideraient à vivre ; de l’argent, caché dans un trou du mur, parerait aux accidens et permettrait à Françoise de continuer son petit commerce. Il fut établi, il fut solennellement juré que « le trouvé » porterait toujours le nom de Félix. Mais, quelque assurance qu’il en eût, Lefelle, sur ce point, demeurait dans l’inquiétude.

Car, dans quelle mesure un enfant qui n’est pas baptisé a-t-il droit de porter un nom chrétien ? On a beau dire qu’il n’y a pas de bon Dieu, il est toujours plus prudent de se mettre en règle avec lui. Et quand il s’agit d’abandonner un enfant si petit, qui a encore tant à souffrir, on ne risque rien en le recommandant à un saint. D’ailleurs, est-ce si difficile ? « Le prêtre ou l’officiant verse l’eau sur le front du jeune chrétien en disant : « Au nom du « Père, du Fils et du Saint-Esprit, je te baptise… »