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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/81

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PAPA FÉLIX.

Leur bonne entente ne fut troublée qu’une fois : Labait s’étant montré trop galant envers Françoise, Jaillot se fâcha et il y eut bataille. À la suite de l’incident, les célibataires de la confrérie songèrent à s’acheter des femmes. Mais, — un premier malheur nous conduisant toujours dans un autre, — ils se battirent à leur tour, au sujet d’une jolie négresse qui riait à tous deux avec des yeux de Française, assise sur le tapis du bazar. Les événemens glissèrent sur eux sans les atteindre. Aussi bien, les nouvelles n’arrivaient que contradictoires ; on perdait le Caire, on avait repris le Caire ; le général Menou affichait des discours pour dire qu’on restait en Égypte, puis, il faisait annoncer par la voie de l’ordre qu’on allait rentrer en France. Avec Bonaparte, on marchait au moins ; on ne savait pas où l’on allait, mais on marchait. Les jours s’ajoutant aux jours, il reculait déjà dans la légende, ce Petit Caporal. Lefelle le vit une fois en rêve : il débarquait, vêtu d’un habit d’or ; vainqueur de toute l’Europe, il revenait chercher sa troupe en Égypte, et rapportait pour chaque homme un fusil d’honneur.

Le 21 fructidor an VIIII, la frégate La Badine mouilla dans le port ; elle apportait un courrier de France, les nouvelles des hauts faits de Bonaparte, et, par-dessus tout, quatre lettres de Delphine Tancoigne à son frère. Elles portaient des dates différentes et déjà lointaines, ces humbles lettres incorrectes, dont l’encre avait pâli ; et même, l’une d’elles était adressée « au citoyen Félix Lefelle, grenadier dans l’armée du citoyen Bonaparte ». Mais toutes posaient la même pressante question : « Peut-être qu’il t’est arrivé malheur ?… Écris-nous si tu n’as pas pris du mal… Fais-nous savoir si tu es encore en vie… » La dernière ajoutait : « La mère Dhersin est venue demander, pour Joseph Dhersin, comment c’est qu’il va. » Puis, suivaient des détails sur le prix du blé, des lamentations sur les foins qui avaient manqué. Quant au petit Félix, c’était un bel enfant bien éducable ; sûrement, son parrain serait surpris de le voir si fort et si gentil.

Ayant rassemblé le nécessaire, encre, plumes et papier, il fit réponse à cette lettre, protestant qu’il était en bonne santé, regrettant de les avoir mis tous en souci. Il s’engagea dans le récit des événemeiis de Syrie, mais s’arrêta bientôt, ayant reconnu que les choses de cette nature étaient trop difficiles à conter par écrit et qu’il valait mieux les exposer de vive voix. Pour son filleul, il l’embrassait cent et mille fois ; et il ajouta : « Nous avons un petit trouvé que nous élevons et que nous aimons bien, et qui est bien gentil, comme votre petit Félix. » Rien de plus : l’adoption de l’enfant, le laborieux détail de son allaitement et de sa croissance, il taisait tout cela, dans son beau laconisme de paysan.