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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/860

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l’a déjà vu à propos de Chaucer[1] ; les plus habiles, pour arriver à une sorte d’équilibre, compensent, comme Chaucer, des contes du Meunier avec des histoires de Grisélidis. Quand ils veulent être tendres, les ailleurs des Mystères tombent la plupart du temps dans ces gentillesses par trop raffinées qui décèlent le barbare. Après une scène touchante entre Abraham et son fils, les petites mines d’Isaac qui demande seulement à ne pas voir « l’épée si aiguë » dépassent la région sensible de notre cœur et atteignent presque le point où commence le rire. L’opposition entre les fureurs d’Hérode et la douceur de Joseph et Marie est poussée de même au point le plus exorbitant. Joseph, qui tout à l’heure injuriait sa femme en termes intraduisibles, devient un saint tellement gentil et suave qu’on a peine à le reconnaître. Il emporte ses outils en Égypte, ses petits outils, dit-il. Quoi de plus touchant ? Au moyen âge on s’attendrissait là-dessus, on pleurait ; et tout aussitôt on était prêt à se réjouir des plus énormes bouffonneries. Elles abondent dans les mystères et parmi elles brillent parfois des scènes de comédie, faites d’observation vraie.

Les personnages les plus mal traités dans les mystères anglais sont les rois. Ce sont toujours des fantoches grotesques et méchans. Les auteurs eussent peut-être donné pour excuse que leurs rois sont des mécréans et que le noir n’est pas assez noir pour peindre des infidèles. Mais à ce pieux motif s’ajoutait sûrement une pointe de malice, et une partie du plaisir que les auteurs des mystères trouvaient à dessiner des caricatures venait de ce que les originaux, non seulement étaient des païens, mais encore des rois. Car ils étendent la satire des rois aux princes et aux seigneurs, même lorsque ceux-ci sont chrétiens. On constate ainsi la présence inattendue de Lancelot du Lac à la cour d’Hérode, en Palestine, où, après avoir débité maintes vantardises, le preux amant de la reine Guenever tire son invincible épée et massacre les Innocens (Mystères de Chester).

Hérode, Auguste, Tibère, Pilate. Pharaon, le roi de Marseille, ouvrent toujours les scènes où ils figurent par un monologue où ils font leur éloge ; c’était une tradition établie ; de même que Dieu récitait volontiers un sermon, de même ces personnages faisaient ce que les manuscrits appellent leur boast, leur fanfaronnade ; ils sont les maîtres de l’univers ; ils lancent le tonnerre, tout le monde leur obéit, ils jurent sans vergogne (par Mahomet) ; ils mènent grand tapage. Ils se pavanent dans leurs beaux habits et leurs belles phrases, et prononcent toujours quelques paroles en

  1. Voir la Revue des Deux Mondes, du 15 avril 1893.