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PENTHÉSILÉE.

Dans le cabinet de travail où j’entrai directement, il était assis à son bureau, la plume à la main, des enveloppes cachetées près de lui. Loin de paraître surpris de ma visite : « Je t’écrivais, me dit-il en se retournant à demi, car je pars demain. Mais puisque te voici, ma lettre est inutile. » Et avant que j’eusse fait un geste ou prononcé un mot, il jeta au feu deux ou trois feuillets couverts d’une écriture serrée. Dans ce mouvement, la flamme du foyer l’éclaira d’une vive lueur et je fus effrayé de voir comme, en si peu de jours, ses traits s’étaient altérés et son corps amaigri.

Puis, m’indiquant un fauteuil et s’asseyant en face de moi : « Tu es, reprit-il, mon seul ami, et ton dévoûment ne m’a jamais manqué. Je n’ai donc pas le droit de te laisser ignorer plus longtemps les motifs qui m’ont éloigné de toi depuis quelques semaines et les déterminations graves qui vont changer le cours de ma vie. Mais surtout j’ai une confession à faire, et toi seul peux la recevoir. »

Et comme, à ces mots, je me récriais, il m’interrompit d’un geste qui signifiait que le temps nous était mesuré et que ce n’était pas l’heure des paroles inutiles. Puis, d’un ton simple et ferme (il avait borreur des pbrases), il poursuivit :

I

Je ne t’ai jamais parlé de mes relations avec Mme d’Égly.

C’est à Palerme, il y aura deux ans bientôt, que je l’avais connue. Elle était descendue à l’hôtel Trinacria où, sur le point de quitter la Sicile, je m’étais arrêté pour mettre au net mes notes et mes croquis de voyage.

Dès le premier jour, j’avais remarqué cette jeune femme aux cheveux blond cendré, aux traits fins et doux, à la tournure élégante et svelte ; rien dans sa personne n’attirait le regard et tout le retenait ; sa mise était très simple, trop simple même, si certains détails de la toilette n’avaient révélé des habitudes personnelles d’une recherche raffinée.

On la rencontrait toujours seule avec son enfant, une petite fille de trois ou quatre ans, pâlotte, toussotante, et dont les yeux graves, toujours cernés, indiquaient une intelligence trop avancée. Dans l’hôtel plein de monde, elle vivait très solitaire, se dérobant à tout contact, évitant toute relation.

Chaque matin, de la fenêtre de ma chambre, je me plaisais à la regarder assise au fond du jardin, un livre à la main, pendant que sa fille jouait, au soleil, sur le sable de l’allée. Souvent elle suspendait sa lecture pour s’assurer que l’enfant ne

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