envers moi à cet égard et qui contrastait avec l’absolue confiance
qu’il me témoignait en toute autre matière. Les choses du sentiment
étaient en effet les seules sur lesquelles nous ne pouvions
nous entendre. Il n’en parlait jamais sans un esprit d’ironie et de
scepticisme qui, pour tout le reste, était étrangère sa nature et
n’était sans doute que la trace de quelque blessure ancienne et
cachée. Lui, dont le jugement était si libre et si large et qui ne
professait de dédain que pour les formes vraiment inférieures de
la vie, prenait un ton de supériorité souriante et de persiflage
hautain, dès qu’il était question de tendresse et de passion. Et
pourtant, il ne pouvait vivre hors du commerce des femmes. Mais,
autant que je croyais le connaître sous ce rapport, il ne les aimait
pas pour la joie divine de les aimer : il les désirait pour le plaisir
de les conquérir, de les disputer aux autres et à elles-mêmes. Il
les considérait comme des êtres un peu inférieurs, d’éternels enfans,
de charmans animaux, dont la mission sur terre est de
procurer à l’homme ses émotions les plus vives et les plus imprévues.
Quand, par hasard, il abordait avec moi le sujet féminin,
il devenait aussitôt sarcastique et gouailleur, jusqu’à perdre ce
sens du goût et de la mesure qui semblait, d’autre part, la qualité
maîtresse de son esprit. Sa raillerie, d’ailleurs, ne l’épargnait
pas lui-même, et c’était contre ses propres sentimens qu’il dirigeait
ses traits les plus acérés. Un jour que, dans le cours d’une
demi-confidence, il s’était montré à moi réellement ému, il avait
repris soudain son travers habituel et, comme dépité d’avoir été
surpris en flagrant délit d’attendrissement, il s’était persiflé avec
plus d’amertume que jamais. Agacé à mon tour, je l’avais interrompu
non sans vivacité : « Si tu ne respectes pas l’émotion que
tu fais naître, respecte au moins celle que tu ressens. » Et depuis
lors, d’un accord tacite, nous n’avions plus abordé ces sortes de
sujets.
Je me croyais donc tenu à une circonspection particulière, lorsque s’était produit dans sa vie ce grand changement que rien ne m’expliquait.
Un soir pourtant, l’ayant perdu de vue depuis près d’un mois, inquiet de sa santé physique autant que de son état moral, je fis taire mes scrupules et me décidai à forcer sa retraite.
Quand j’arrivai devant sa maison, de la lumière brillait aux fenêtres de son appartement. Je m’enquis auprès du portier s’il était seul au logis : il n’était pas sorti de la journée et n’avait reçu personne. Sûr de n’être ni indiscret ni importun, je montai. Son domestique vint m’ouvrir. L’antichambre, pleine de malles et de caisses, annonçait un départ très prochain.