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que j’avais d’abord reçu d’elle s’était soudain altéré, dans mon cœur, au vestige des parfums anciens, comme une liqueur pure au contact d’un vase où fermenterait un peu de lie.

C’est ainsi que bientôt mes scrupules mêmes se retournèrent contre celle qui en était l’objet, en lui donnant à mes yeux l’attrait d’un fruit rare et défendu. Malgré moi, quand je me la représentais marchant si droit dans la vie, drapée si décemment dans son devoir comme dans une robe de veuve, j’avais aussitôt la vision de son corps jeune, odorant et souple et le pressentiment des défaillances prochaines de son âme ébranlée. Et si je m’indignais de m’arrêter à de pareilles imaginations, l’autre qui était en moi me murmurait qu’il était trop tard pour reculer, que je m’étais déjà trop donné pour avoir le droit de me reprendre et que mon honneur même était en quelque sorte engagé à aller jusqu’au bout.

Par instant aussi, la crainte d’être dupe me prenait et je me demandais si l’absence même de coquetterie n’était pas chez mon amie un suprême calcul. De quoi me servaient donc mes expériences passées, si j’allais me laisser prendre à de simples artifices ? Mais tout, en Mme d’Égly, démentait mes soupçons et me forçait de lui reconnaître un cœur sans reproche, incapable de détour et d’expédient : son âme, comme son regard, était claire, loyale et ne laissait rien à surprendre, rien à deviner.

J’en arrivai ainsi à un état de trouble singulier, de continuel mécontentement de moi-même, dont ma façon d’être avec mon amie ne tarda pas à se ressentir.

Je devenais ironique, ou sourdement provocant ; je soutenais des paradoxes qui contrecarraient ses idées les plus chères ou offensaient ses sentimens les plus intimes. Comme si je voulais lui faire expier mes torts secrets envers elle, je trouvais je ne sais quel plaisir pervers à la chagriner en toute occasion, à la laisser inquiète et troublée. Le contraste était d’autant plus frappant à ses yeux que, m’étant toujours senti en pleine sécurité avec elle, je ne lui avais jamais rien laissé paraître de ces habitudes d’ironie dont je m’étais souvent fait une arme ou un amusement dans le monde.

Ne comprenant rien à ces façons nouvelles, elle m’opposa d’abord une bonne grâce et une patience admirables. Elle feignait de ne pas s’apercevoir du changement qui s’était opéré en moi ; elle ne se blessait d’aucune de mes taquineries ou les tournait en plaisanterie souriante. Toute son attitude à mon égard pouvait se traduire ainsi : « Vous avez quelque souci que je ne puis deviner, qui vous rend injuste et dur envers moi ; mais je vous aime trop pour vous en vouloir, et, quoi que vous fassiez ou disiez, vous ne lasserez jamais ni mon indulgence ni mon affection. »

Même quand j’étais resté une semaine sans la voir, sans lui