Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/887

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
881
PENTHÉSILÉE.


donner signe de vie, elle n’avait, en me revoyant, aucun mot de reproche : « Je craignais que vous ne fussiez souffrant, » me disait-elle, et rien de plus. Mais le trait de bistre qui maintenant cernait toujours ses yeux, la pâleur de ses lèvres, le léger tremblement de sa voix et jusqu’à sa façon de laisser tomber ses mains, ne révélaient que trop sa souffrance intérieure et son découragement. Et j’osais lui trouver ainsi une séduction nouvelle !

Un jour, plus mal disposé encore que de coutume, j’émis l’idée de ma rentrée possible, probable même, dans la diplomatie active, de mon départ pour un pays lointain, pour la Chine, que je me figurais comme une autre humanité qu’il fallait absolument avoir vue avant qu’elle n’eût perdu sa couleur locale et son originalité pittoresque : tout cela dit d’un ton dégagé, sans un mot du regret que me causerait notre séparation.

Tandis que je parlais, je pouvais suivre sur sa physionomie l’effet de mes paroles et constater quelle tyrannie un esprit égoïste et maître de soi peut exercer sur une créature tendre à l’excès. À tout ce que je disais, elle acquiesçait de la tête ou de quelques mots ; elle semblait approuver mes projets et se pénétrer de mes argumens ; mais en même temps je voyais ses doigts se crisper nerveusement aux franges du fauteuil et ses yeux me supplier, avec une expression intraduisible de douceur, de reproche et d’angoisse, de cesser ce jeu cruel si je n’avais d’autre but que de la chagriner encore, ou de changer de ton si réellement je songeais à la quitter bientôt.

Comment n’ai-je pas été ému alors par la prière silencieuse et passionnée de son regard et ne me suis-je pas jeté à ses genoux en implorant son pardon ? — Je ne sais, je ne comprends plus moi-même. Il fallait que j’eusse perdu toute notion de pudeur et de pitié, que je fusse atteint d’une véritable cécité morale pour m’aiguillonner ainsi à cette lutte contre un être excellent dont le seul tort était de m’aimer et que la délicatesse même de sa sensibilité me livrait sans défense.

Enfin (car j’ai hâte d’épuiser ces souvenirs), comme à quelques jours de là je recommençais ma manœuvre et reparlais de mes projets de départ, toutes les énergies de sa tendresse et de sa fierté se révoltèrent soudain, et les sentimens qu’elle comprimait depuis si longtemps firent explosion au dehors :

— Quel plaisir trouvez-vous, me dit-elle, à me tourmenter ainsi ? Si vous saviez le mal que vous me faites !…

Depuis un mois, d’ailleurs, je ne vous reconnais plus. Qu’y a-t-il ? N’êtes-vous plus mon ami ? ou m’étais-je méprise sur vos sentimens ?

Faut-il donc vous apprendre ce que vous étiez pour moi ?…

tome cxx. — 1893. 56