Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/888

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
882
REVUE DES DEUX MONDES.


Après le grand choc moral que j’ai subi il y a trois ans, quand je me suis trouvée tout à coup seule dans la vie, veuve sans deuil et sans souvenirs, j’avais fait, un soir, le rêve d’une belle amitié dhomme, loyale et forte, assez intime et tendre pour combler un peu le vide de mon cœur, assez désintéressée toutefois pour n’exiger de moi rien que de pur, de bon et d’avouable. Et l’impossibilité même de ce rêve me le rendait d’autant plus cher à caresser.

Mais voici que je vous rencontrais. Vous paraissiez vous intéresser à moi, et, du premier jour, je me sentais aller à vous. Il me semblait que vous lisiez dans mon âme fermée, que vous deviniez ce qui manquait à ma vie pour la rendre pleine, pour concilier l’ardent besoin d’affection et d’appui qui me possède avec le devoir d’honneur qui me lie plus impérieusement que toute autre. Oh ! la surprise et le charme de nos premières causeries, l’exquise impression d’être si discrètement dévoilée et si bien pénétrée ! Vous ne pouvez savoir, vous ne pouvez comprendre ! Sachez seulement que je garde de ces heures disparues un tel souvenir, que nulle désillusion jamais ne saurait m’en faire détester la douceur… Et plus tard, quand j’ai pu croire que vous vous attachiez à moi, quelle joie de n’être plus seule, toujours seule ! Tout mon passé de femme, toutes ces années écoulées dans le silence et le vide du cœur, s’effaçaient de ma mémoire, se détachaient de moi comme tombent des feuilles mortes : je venais seulement de comprendre ce que peut valoir la vie et que tout le bonheur se résume à exister pour quelqu’un, à avoir foi dans un autre…

En retour, je vous donnais tout ce que je puis encore donner de moi, tout un coin de mon cœur où nul avant vous n’a jamais pénétré, tout un monde d’émotions qui m’étaient si chères à ressentir, qu’elles me semblaient de quelque prix pour vous.

Et maintenant tout cela s’écroule. Chaque jour, votre main se retire un peu plus de la mienne. Pourquoi ? Suis-je donc condamnée à voir le bonheur me fuir toujours, à vivre sans jamais le recevoir, sans jamais le donner ?…

Elle poursuivit quelque temps ainsi, en phrases courtes et sans suite, parlant plus encore par besoin d’épancher son cœur que par désir d’être contredite et rassurée ; car mes réponses évasives et mes protestations ambiguës semblaient ne pas même arriver jusqu’à elle.

Elle était toute baignée de larmes quand je la quittai, et je dus lui promettre, pour la calmer, de revenir la voir le jour suivant.

Je rentrai chez moi vraiment ému de la scène à laquelle je venais d’assister et qui me révélait chez ma pauvre amie tant d’aspirations ardentes et de maux cachés. Ses dernières paroles surtout, me revenant à l’oreille, m’emplissaient le cœur de pitié ;