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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/890

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REVUE DES DEUX MONDES.

Après son départ, j’achevai la nuit en d’étranges réflexions.

Je vis soudain ce que serait fatalement notre avenir. Dans le désarroi de tout mon être moral, je ne me sentais ni la force d’aimer ni le courage de simuler la passion. Puisque tôt ou tard Mme d’Égly serait détrompée, autant qu’elle le fût tout de suite. Mieux valait une crise immédiate, si déchirante dût-elle être, qu’une série de mensonges et d’expédiens. Je ne m’étais déjà que trop avili ; je n’irais pas plus loin. J’avais eu envers elle toutes les perfidies, sauf celle de lui déclarer un amour que je ne ressentais pas ; je ne lui infligerais pas la souffrance de s’apercevoir un jour que le bonheur passé n’était qu’illusion et duperie. Mon parti fut pris soudain.

Le lendemain, à une heure, j’arrivai rue Rembrandt.

Mme d’Égly semblait m’attendre. Dès qu’elle me vit, elle se leva vers moi, et frémissante, toute son âme dans les yeux : « Ah ! s’écria-t-elle, que je vous aime et que je suis heureuse d’être à vous ! Et vous, m’aimerez-vous toujours ? »

Je lui pris les mains et la regardai fixement. Le mot qu’elle attendait ne sortit pas de ma bouche. Mais, par une de ces intuitions subites qui s’opèrent en nous aux minutes décisives, elle lut dans mon regard ce que l’honneur me commandait de lui avouer depuis le début de cette aventure : que je ne l’aimais pas, que je ne l’avais jamais aimée. Notre colloque muet ne dura qu’une seconde, et pourtant toute parole eût été superflue.

Arrachant brusquement ses mains des miennes, elle recula jusqu’à la porte de sa chambre, et là, les lèvres tremblantes, la physionomie évanouie, restant debout par un effort suprême, elle m’ordonna de sortir.

Et je dus sortir devant l’autorité de son geste.

Jusqu’au soir, j’errai dans Paris, étourdi comme après un coup, ayant à peine conscience du chemin que je suivais.

La nuit était venue quand je rentrai chez moi.

Un vague parfum d’iris flottait encore autour des meubles…

Après une violente crise de larmes, je repris un peu possession de moi-même et je m’efforçai de raisonner la situation, d’envisager les choses moins au tragique et plus au sérieux. J’écrivis, coup sur coup, trois, quatre brouillons de lettre à Mme d’Égly, inventant des excuses, prodiguant les protestations. Mais toutes mes phrases sonnaient faux et vide, et je me bornai à supplier mon amie de me recevoir, m’en remettant à l’imprévu pour m’inspirer sur le moment ce que je pourrais lui dire.

Le matin, dès la première heure, je fis porter ma lettre. On me répondit que Mme d’Égly était souffrante et ne pouvait écrire. Deux fois dans la journée, je me présentai moi-même