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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/891

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PENTHÉSILÉE.


rue Rembrandt. Sous le même prétexte, je ne fus pas reçu.

Le lendemain, vers midi, on m’apporta enfin une lettre d’elle ; j’y lus ces simples mots : « Je pars ce soir et je vous défends de chercher à me revoir jamais. Fallait-il donc que vous me fissiez horreur un jour ? »

VI

Et maintenant où est-elle ? Qu’est-elle devenue ? Dans quelle retraite s’est-elle réfugiée avec son enfant ? Toutes mes recherches pour le savoir sont restées vaines.

Voilà deux mois que ce drame s’est passé entre nous, et, depuis deux mois, je ne vis plus : l’image offensée et douloureuse de mon amie me poursuit comme un remords.

D’abord j’ai cru que le travail, en donnant le change à mes idées, aurait vite allégé ma conscience de scrupules qui autrefois, certes, ne l’auraient pas si longtemps importunée. Et j’ai repris mes livres, mes études commencées ; je suis retourné aux musées et aux bibliothèques. Mais bientôt tout exercice de l’esprit m’est devenu impossible, tant je me sentais las au premier effort d’attention.

Alors j’ai redemandé au monde ses distractions habituelles ; j’ai fait des visites, dîné en ville, erré, dans les salons, traîné les nuits au cercle. Mais bien vite aussi toute société m’est devenue intolérable : ennuyé, excédé de tout, agacé des discours entendus comme des visages rencontrés, j’avais l’âpre et impatient désir, l’impérieux besoin de me retrouver seul chez moi, portes closes, aux prises avec ma secrète et unique pensée. Sans explication, sans souci des commentaires, j’ai quitté le monde aussi brusquement que je m’y étais replongé, pour me renfermer désormais chez moi. Et là, durant des journées et des soirées entières, je rêvais à l’étrange et misérable roman que je venais de vivre, le parcourant depuis la première étape jusqu’au dénoûment, m’attardant aux souvenirs que j’aurais voulu le plus écarter, ne trouvant pas plus d’excuse à ma conduite qu’après le réveil on ne découvre de sens aux visions incohérentes d’un songe, écoutant avec angoisse la voix intérieure qui me répétait : « Tu as été lâche et cruel, tu as créé de la souffrance inutile et imméritée… Peut-être n’était-il pas en ton pouvoir de donner le bonheur à celle qui te le demandait ; mais il dépendait de toi de ne pas la troubler, de ne pas l’égarer sur elle-même, de ne pas jouer avec son cœur comme avec un instrument sonore et docile, enfin de ne pas infliger à une créature aimante et fière la honte d’avoir été possédée sans être aimée… »

Je restais à songer ainsi chaque soir très tard dans la nuit, sou-