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vent jusqu’à l’heure où les premiers bruits de Paris se réveillent, et ce n’est qu’à force de volonté que je parvenais à m’endormir, d’un sommeil inquiet.

Mais, depuis quelque temps, ce sommeil-là même m’est interdit ; car un sentiment nouveau, que d’abord je n’ai pas osé reconnaître, me torture sans répit : j’aime maintenant, et d’un amour désespéré, celle que je n’ai pas su retenir quand elle s’offrait à moi.

Je l’aime parce que je l’ai fait souffrir ; parce que j’ai pris plaisir à voir expirer sa pudeur ; parce que je lui ai porté de telles blessures qu’au fond d’elle quelque chose pleurera toujours ! Sans doute il fallait à mon cœur cette odieuse aventure pour qu’il s’ouvrît enfin et qu’avec la pitié l’amour y entrât en maître.

C’est ainsi que mon âme tout entière n’est plus aujourd’hui que tendresse et compassion… Étrange chose que nous ! Certains jours, il suffit d’une illusion perdue pour nous les retirer toutes ; d’autres fois, c’est assez d’une illusion retrouvée pour nous remettre au cœur un infini besoin de croire et d’aimer… Jamais je n’ai senti ma pauvre amie plus avant dans mon âme, plus nécessaire à ma vie morale, plus digne d’être adorée, comme aussi, hélas ! plus lointaine, plus douloureuse à mon souvenir et plus irrévocablement perdue pour moi. Je n’ai plus un coin de moi-même qui ne soit imprégné d’elle, sa pensée m’obsède comme une idée fixe, et son image flotte sans cesse autour de moi comme un fantôme familier. Parfois même, dans mes insomnies, mon esprit ébranlé s’hallucine : je crois alors revoir la chère créature, reconnaître la caresse de sa voix, ou respirer la fine senteur de violettes qui s’exhalait d’elle comme le parfum naturel de son âme exquise. Et je m’assoupis dans ce rêve. Mais, au réveil, le sentiment de la réalité me revient d’autant plus poignant, et, dans la suite interminable des heures, j’endure tous les tourmens de la passion stérile.

J’en suis arrivé ainsi à une telle lassitude, à un tel dégoût de moi-même, j’éprouve une détresse si profonde, que, pour n’y pas succomber, j’ai résolu de fuir au loin, de rompre toute attache avec mon existence passée et de demander à une vie nouvelle un principe d’effort et de rénovation.

Mais, avant de disparaître, j’ai un devoir impérieux à remplir envers celle que j’ai mortellement outragée.

Je veux qu’elle connaisse la mystérieuse révolution qui s’est accomplie en moi depuis qu’elle s’en est allée de ma vie ; je veux qu’elle sache quels sentimens, quel culte inaltérable et passionné je lui garde désormais dans mon cœur. Je le veux, — non pour qu’elle me pardonne, car elle ne peut avoir encore retrouvé le calme qu’exige le pardon, — mais pour qu’elle ne croie pas avoir