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Rosebery est un des hommes les plus intelligens, un des mieux doués parmi nos contemporains. Il a beaucoup lu et est allé partout. Sa rare culture, fortifiée par les « leçons de choses » qu’il s’est données à lui-même, l’étude sur pièces et sur place de toutes les questions vitales du temps, ce don d’expression qui ferait de lui l’un des premiers parmi les gens de lettres s’il avait à gagner sa vie avec son cerveau, ce dosage tout particulier de vivacité et de réserve, de verve et de subtilité, par-dessus tout cette jeunesse tenace, persistante, qui est le vrai critérium et, le signe de la force, voilà, il me semble, de quoi sortir un homme de pair, même sans la complicité des dieux. Mais la caractéristique de lord Rosebery, c’est le choix des objets auxquels il applique ; son effort et l’art avec lequel il évite les questions qui lui déplaisent. Réorganisation du travail sur un plan nouveau ; unification administrative de la métropole londonienne destinée à devenir la première entité municipale du monde ; ébauche d’une fédération intercoloniale qui rendra toutes les parties de l’Empire britannique indépendantes et solidaires tout à la fois et développera, en dépit des antagonismes de race et d’intérêt, le grand patriotisme, le patriotisme « impérial » : il fait marcher de front ces trois questions. Quant au home rule irlandais, il en parle le moins possible. À ce point de vue, sa situation de pair qui, pour tout autre, eût été une gêne et un obstacle, l’a merveilleusement servi. Elle lui a fourni une admirable occasion de se taire, et il l’a saisie avec son à-propos habituel.

Cependant, on a beau être habile et être lord, il y a des momens où il faut parler. Dans ces cas-là, lord Rosebery s’exécute galamment. Lorsque, négligemment appuyé sur une boîte à dépêches, il a commencé son discours ou plutôt sa causerie sur le home rule dans la Chambre haute, il y a eu, à droite et à gauche, un éveil d’attention et comme un petit frisson de joie qui a couru sur les banquettes rouges, ainsi qu’il arrive au théâtre quand l’acteur à recette fait son entrée. Les parlemens, qui s’ennuient beaucoup, sont reconnaissais à ceux qui les amusent, et décidément lord Rosebery est amusant. Son exorde est, comme son attitude, familier, gouailleur, nonchalant, moderne au possible et, comme on dit à Londres, up to date.

Les nobles pairs qui viennent, l’un après l’autre, dire leurs raisons contre le home rule bill lui rappellent le début du discours d’Antoine dans la fameuse scène de Shakspeare : « Je viens enterrer César et non le louer. » En effet, le bill est parfaitement mort. Il était vivant à une heure moins dix, le 1er septembre, et il a attrapé la mort dans le couloir, entre les deux Chambres. Il est