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même trop tard pour le disséquer : la Chambre des pairs n’est pas un amphithéâtre, c’est une Morgue pour le pauvre bill. Lord Rosebery assiste à l’ensevelissement comme un étranger, entré par hasard à une cérémonie funèbre, ou encore comme un « critique dans son fauteuil » : le mot y est. La discussion qui se poursuit lui semble purement académique, absolument dépourvue de toute réalité. Au fond, il s’agit non de parler, mais de voter. Est-ce une lutte entre deux partis ? Non, car il n’y a plus qu’un parti dans la Chambre. Les autres… ils apparaissent clairsemés, et, suivant l’expression d’un poète (Sidney Smith ! ) « comme des quartiers d’oignon dans la salade… »

Ainsi parle l’étrange ministre, entièrement dépourvu de respect. Non seulement il fuit la solennité, mais il fait passer un mauvais quart d’heure aux gens solennels. Et qui est plus solennel que ce pompeux, vaniteux, prétentieux, encombrant et agressif personnage, le duc d’Argyll ?

« On est bien aise, dit Montesquieu, de voir humilier ce Lépide. » Je ne sais trop par où le duc d’Argyll peut ressembler à Lépide, mais je remarque que toute la Chambre, amis et ennemis, rit sous cape pendant que lord Rosebery pique son noble collègue au bon endroit. « Le duc a souvent été sur le point de faire un discours sur le home rule ; il va y arriver, il y touche…, tout à coup il est saisi d’un mal subit qui le paralyse. » Quel mal ? C’est la lues gladstoniana qui est supérieure en violence et en acuité au morbus spencerianus. Et au milieu des sourires, lord Rosebery décrit les symptômes de l’accès, au cours duquel le duc a décrit M. Gladstone comme « un ministre impérieux, atteint de folie partielle ». C’est avec une malice ambiguë que l’orateur rappelle ces expressions, sans qu’on sache au juste de qui il s’égaie. Récapitulez maintenant, et comptez de combien d’hommes et de choses il s’est moqué dans ce seul exorde. De la Chambre des lords, de son parti, du home rule bill, de la poésie, du duc d’Argyll, de M. Gladstone et de lui-même.

Le mot de « critique dans un fauteuil » qu’il s’applique à lui-même me suggère une comparaison que je voudrais en vain retenir. Si vous pouvez vous figurer M. Jules Le maître, Anglais, pair du Royaume-Uni, chef du Foreign-Office et, avec tout cela, resté Jules Lemaître, peut-être est-ce à peu près ainsi qu’il entamerait la défense du home rule. Réciproquement, si lord Rosebery était feuilletoniste aux Débats, sa façon de rendre compte des représentations du Théâtre-Libre offrirait parfois quelque analogie avec celle de notre brillant confrère… Et, pour continuer ma comparaison, qui me semble aussi suggestive qu’elle paraîtra inattendue,