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agent moins clairvoyant, qui, les prenant au pied de la lettre, les eût interprétées dans le sens de l’abstention absolue. Junot connaissait trop bien le caractère de son maître pour s’y tromper. Il eut le mérite de comprendre ce qu’on ne lui disait pas, à savoir que, si Napoléon, en présence de circonstances majeures, laissait de côté pour un temps ses projets sur le Portugal, il ne les perdait pas de vue. Les gouvernemens, quand ils ont des raisons pour se taire, veulent qu’on les devine ; la sagacité d’un diplomate se révèle dans ces délicates conjonctures. L’ambassadeur sut ici se placer spontanément dans l’ordre d’idées du souverain : sans insister pour une solution immédiate, il ne cessa de la préparer pour l’avenir par une action continuelle, persuasive à la fois et ferme, en saisissant toutes les occasions de donner au prince régent la conviction et la crainte de notre force et de lui faire voir que, tout en attendant son heure, notre politique demeurait immuable. Ce rôle était difficile à jouer : il fallait maintenir notre influence, engager peu à peu le cabinet de Lisbonne dans notre cause par les actes de détail qu’on obtiendrait de lui, et l’accoutumer en quelque sorte à la docilité pour le jour où l’on viendrait, victorieux, réclamer péremptoirement son concours.

Junot résolut donc d’affirmer sur-le-champ cette nouvelle tactique et de montrer que notre réserve temporaire n’impliquait en quoi que ce fût la moindre complaisance pour les sympathies an glaises du régent et de ses ministres. Un fait, qu’il avait d’ailleurs appris dès son arrivée, lui fournit le prétexte qu’il cherchait pour marquer la persévérance de notre diplomatie. La flotte portugaise qui croisait dans les eaux de Gibraltar, soi-disant pour surveiller les corsaires d’Alger, était commandée par un officier britannique, l’amiral Campbell. Celui-ci, s’occupant très peu des bâtimens du dey, servait les escadres anglaises en éclairant leurs mouvemens, sur les côtes d’Espagne et d’Afrique. Récemment, lors du combat du cap Saint-Vincent, il les avait averties de la position des troupes espagnoles, et le prince de la Paix avait protesté contre cette intervention, évidemment contraire à la neutralité. L’ambassadeur, profitant de la circonstance, s’empressa de signaler à M. d’Araujo la conduite de l’amiral Campbell, qualifia d’espionnage les manœuvres de cet officier, et, prenant l’initiative d’une injonction catégorique, déclarant contraire aux intérêts de la France et de l’Espagne qu’il conservât le commandement de la flotte portugaise. » réclama « son rappel au nom de Sa Majesté l’Empereur et Roi ». C’était un acte hardi, et même une ingérence directe dans les affaires intérieures du royaume ; mais on était sur un bon terrain. car le régent ne pouvait repousser l’impérieuse note de