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impressions fugaces, maladives, d’une acuité douloureuse, mais si vivantes, si vibrantes, si grosses de réalité. — Avec une moindre énergie, mais moins de monotonie aussi, plus de désintéressement et de maîtrise de soi, Lie, dans ses premiers livres, est, comme Loti, un impressionniste, un virtuose de la sensation. Décadent, pas encore ; mais morbide déjà. — Et revoyez après cela cette rude charpente de matelot, cette tête de médaille ! Des nerfs exaspérés dans un corps vigoureux, — toujours la Norvège !


II

Vers 1875, le public, qui, d’un œil intéressé, suivait le romancier dans son heureuse carrière, ne fut pas peu surpris de voir que, soudainement, son pas devenait comme hésitant, son allure plus pesante et plus décidée. Le style était toujours somptueux, l’art toujours plastique et vivant, mais les personnages n’étaient plus les mêmes et le cadre se rétrécissait. Tirant sa barque sur le rivage, disant adieu à la grande mer qui si longtemps l’avait bercé, Lie abandonnait ses premiers amis, les rudes et simples matelots, pour rentrer dans les villes, dans les hautes maisons sans air et sans horizon, en pleine misère sociale. Sa Muse, on eût dit, revêtait des habits plus sombres, se penchait sur la douleur des humbles, sur l’angoisse des incompris, allait au secours des vaincus de la vie. Docile, le poète la suivait, acceptait cette inspiration que lui versait sa fidèle et glorieuse amie, s’attendrissait avec elle. Si la première phase de sa vie littéraire correspondait à son insoucieuse adolescence, parfumée d’essences exquises, baignée de lumière, aux années qu’il avait passées là-haut, en pleine nature pénétrante et colorée, celle qui s’ouvrait semblait correspondre au temps plus rude durant lequel il avait lutté contre l’argent. Il se révélait sous un autre aspect, plus grave et presque triste. Mais, de cette transformation morale, il sortait plus fort, mieux trempé pour accomplir jusqu’au bout sa dure fonction de poète. Les temps, en effet, étaient révolus, les préoccupations autres. L’ardente propagande, écrite ou parlée, de Bjornson avait ému les esprits. Les éloquentes revendications de tous les révoltés dont Ibsen avait pétri l’âme, avaient fait frissonner plus d’un déshérité. La discipline étroite à laquelle, durant dix années, s’était volontairement soumise la Norvège, l’avait rendue capable de produire à son tour des œuvres vigoureuses. Du chaos moral qui avait succédé à cette quiétude ancienne que le dogme religieux, fidèlement observé, avait entretenue, commençait à surgir un monde nouveau. Les pauvres songeaient à plus de liberté, les riches à moins de sujétion spirituelle. Il se faisait au fond des âmes une sourde