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n’était pas percée de rues larges et droites, comme est aujourd’hui la ville française. J’imagine qu’on peut avoir une idée de ce qu’elle devait être quand on visite ce qui reste des quartiers arabes. Ce dédale de ruelles étroites et tortueuses, qui montent et descendent à pic, qui tantôt passent sous des voûtes, tantôt se perdent dans des impasses, peut nous faire comprendre ce qu’était la vieille Cirta du temps des rois numides.

Ce qui, par exemple, n’a pas changé, ce qui a dû toujours faire de Constantine une ville privilégiée, c’est l’incomparable beauté du pays qui l’entoure. Si elle est elle-même construite sur une sorte d’îlot sauvage, les alentours en sont charmans et le paraissent encore plus par le contraste. Je l’ai visitée au printemps, quand les arbres commencent à se couvrir de feuilles. La verdure montait jusqu’au sommet des collines qui encadrent un paysage plein de grandeur et de grâce. Du haut du rempart, on a devant les yeux une belle plaine verdoyante, arrosée par le Roumel ; en face, les montagnes de la Kabylie s’étagent les unes sur les autres avec des gradations de couleur merveilleuses, jusqu’aux dernières qui se perdent, dans la brume lointaine.

Je suppose que, suivant les usages antiques, le palais de Syphax devait être à l’endroit de la ville le plus élevé, le plus facile à défendre, vers la Kasba. Là se passa, le jour même où Massinissa en prit possession, une scène qui est restée célèbre dans l’antiquité, et dont le théâtre moderne a souvent profité. Le roi berbère était entré dans Cirta sans résistance, et aussitôt il s’était dirigé vers le palais de son ennemi. A la porte se tenait Sophonisbe, la fille d’Asdrubal, celle dont l’amour avait poussé Syphax à se déclarer pour Carthage. Elle se jeta aux pieds du vainqueur et lui demanda de ne pas la laisser tomber vivante au pouvoir des Romains. Elle était belle, dit Tite-Live, elle était jeune, elle lui baisait les mains et ses prières étaient pleines de larmes ; et, comme la race des Numides est naturellement portée vers l’amour. Massinissa éprouva pour elle quelque chose de plus que de la pitié[1]. Pour la sauver, il ne trouva qu’un moyen : il l’épousa le jour même, comptant que les Romains n’oseraient pas la lui enlever, du moment qu’elle était devenue sa femme. Il ne les connaissait guère.

Quelques jours plus tard, Scipion ayant fait comparaître Syphax devant lui et lui reprochant d’avoir trahi Rome, le prisonnier, que la jalousie dévorait, lui répondit que c’était la faute de Sophonisbe : « Elle m’a perdu, ajouta-t-il ; prends-y garde, elle

  1. Appien prétend qu’il la connaissait depuis longtemps et qu’il en était déjà amoureux quand Syphax l’épousa. Mais cette histoire parait bien romanesque.