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I

La chute de M. Giolitti n’a certes pas été inattendue. On peut dire que le sol tout entier de l’Italie était sapé et miné sous ses pieds. M. Giolitti, quoiqu’il ne paraisse pas homme à devoir soulever de si violentes colères, avait fini par déplaire à tout le monde sans avoir satisfait personne : sauf quelques rares disciples, ses amis étaient presque aussi las de lui que ses adversaires. La Chambre, qu’il avait cru pourtant faire à son image, se dérobait, se cabrait, lui manquait dans la main. Il n’avait pu que traîner péniblement une existence ministérielle embarrassée, poursuivi par les rancunes électorales des candidats combattus et battus ; écrasé par le poids des difficultés financières, — la petite monnaie disparue, le change à seize pour cent, la rente à soixante-dix-huit francs sur le marché de Paris ; —arrêté de temps en temps par des difficultés d’ordre politique, comme l’affaire d’Aigues-Mortes et ses contre-coups, les désordres de Rome, les troubles de Naples et des autres villes ; pris à revers par les groupemens socialistes ou révolutionnaires de la Sicile ; inquiété de la même façon dans les Romagnes et dans les Pouilles ; serré, jusqu’à en étouffer, entre la gêne économique et l’impérieux besoin de créer au Trésor, coûte que coûte, de nouvelles ressources ; broyé enfin entre un scandale et l’autre, entre l’affaire des riz qui jetait bas M. Chauvet, un de ses appuis dans la presse, et l’affaire de la Banque romaine où sombrait M. Tanlongo, qu’il venait de nommer sénateur. À dix reprises, le gouvernement qu’il présidait avait failli se désagréger. Il avait dû changer deux ou trois fois de garde des sceaux. La mort elle-même avait joué contre lui, en lui enlevant successivement quatre ministres, les meilleurs de son cabinet.

Dans la défection de presque tout le pays, M. Giolitti n’avait gardé qu’une petite citadelle, en Piémont, sa province d’origine. C’est là que, cinq ou six semaines avant la rentrée des Chambres, il était allé développer son programme. Il est d’usage, en effet, chez nos voisins de par-delà les Alpes, que le gouvernement réunisse ainsi ses fidèles, chaque année, dans une sorte de Cène politique où il annonce la bonne parole et distribue le pain des forts. Le nombre des convives et des adhérens lui sert à dresser l’état présent de sa majorité : on dit l’état présent, car les majorités sont capricieuses, nous en savons nous-mêmes quelque chose ! Aussi ne néglige-t-on rien pour obtenir des inscriptions : le ban et l’arrière-ban sont convoqués : il n’est pas de sénateur si muet ni de député si obscur auquel on ne laisse croire que la