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plus incontestable triomphe de la démence elle-même. Pour ce qui est de la bohème de l’art, ou en voyait foisonner les exemplaires débraillés et cyniques, et les cabarets littéraires regorgeaient de poètes parmi lesquels on en cite qui ne manquaient ni d’esprit, ni de verve trouble, ni au besoin de véritable élan lyrique. Ils étaient obscènes à plaisir, et on pourrait étudier chez eux toutes les formes de l’ « érotomanie ». Cela d’ailleurs, quoique beaucoup d’entre eux fussent impies, ne les empêchait pas d’avoir leurs heures de rêverie pieuse, et tantôt du collaborer au Parnasse satyrique, tantôt de célébrer la religion et leur mère Marie au gré des phases de leur « folie circulaire ». Les médecins auraient-ils beaucoup de peine à retrouver chez Théophile ou chez Saint-Amant, chez Faret ou chez Des Barreaux « la forte asymétrie du crâne et la physionomie mongoloïde » ? Il ne faudrait pas les en mettre au défi. Mais surtout quel admirable parti ils pourraient tirer du « cas » de Scarron et de la maladie mal définie de ce poète contrefait d’esprit comme de corps !… On pourrait multiplier les points de rapprochement, et accumuler les traits significatifs d’un état de décomposition. Or de cette littérature la plus folle qui soit, ce qui est sorti c’est la littérature la plus raisonnable ; comme si, pour retrouver toute sa vigueur, notre esprit avait eu besoin de rejeter d’abord tous ces élémens malsains, et comme si la raison avait dû se débarrasser de ces scories pour briller ensuite de tout son éclat.

Que l’on examine au même point de vue les dernières années du XVIIIe siècle ! Ceux qui alors influèrent le plus sur les esprits ce sont Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, dont le premier était fou et l’autre fut pour le moins bizarre. Les états d’âme les plus répandus sont la sensiblerie, qui est un nom plus élégant de l’ « émotivité », la mélancolie, le doute, l’inquiétude ; et ce sont autant de stigmates de dégénérescence. Survient la secousse terrible de la Révolution. Après les luttes civiles, les terreurs et les exécutions, ce sont pendant quinze années les guerres du Consulat et de l’Empire ; après les enivremens du triomphe, ce sont les hontes de la défaite et de l’invasion. Tour à tour, toutes les causes se sont succédé qui devaient détraquer les nerfs et appauvrir le sang. Pour ce qui est de la littérature qui a suivi, on peut bien, si l’on veut, l’appeler une littérature de dégénérés. Les mots ne sont que des mots. Le fait est qu’elle a, par l’abondance et la richesse de la production, montré qu’elle était pleine de sève et donné les preuves d’une admirable vitalité.

C’est donc que dans les lettres comme ailleurs une transformation ne va pas sans accidens, que tout changement s’annonce par un bouleversement, et qu’on ne bâtit que sur des ruines. Un courant littéraire se continue jusqu’au jour où l’idéal qui l’avait déterminé se trouve épuisé ; à partir de ce jour-là et jusqu’à ce qu’un autre idéal se