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moral. Dans la société naturelle, la demande des produits en détermine l’offre : dans la société réorganisée, l’offre seule subsiste et règle tout au gré d’un producteur tout-puissant. Rien ne sera comparable à ce nouveau joug.

La liberté de consommation va donc succomber avec la libre détermination des besoins. D’abord tout le système aboutit manifestement à des maxima de prix fixés par l’autorité. Ensuite, puisque, dans l’organisation artificielle combinée par Schœffle, la répartition des produits s’opère en liquidant des bons de travail dans les magasins publics de livraison, se pose aussitôt la question suivante : comment remédierait-on à l’insuffisance des produits relativement aux bons de travail qui se présenteraient pour les réclamer ? Du moment où la production a perdu sa boussole, c’est-à-dire la demande libre s’adressant à l’offre libre, ce problème est insoluble. La moindre erreur de cette immense administration publique chargée de tout apprécier et de tout prévoir suscitera tout à coup une crise terrible, celle des besoins inassouvis, celle de la famine inexorable. « Le collectivisme ne pourra donc vivre, conclut M. P. Leroy-Beaulieu, qu’en aboutissant au rationnement, non pas comme mesure exceptionnelle, mais comme procédé normal. »

La liberté du domicile est également abolie. A Java, où fleurit encore un régime de propriété collective mitigée, mais où le défrichement d’une terre communale inculte confère aux habitans un certain droit de propriété privée, ce nouveau propriétaire est lié néanmoins à la glèbe et, s’il quitte son village, son bien retourne à la commune. Il ne le quittera donc pas. Mais ce simulacre même de propriété privée disparaît dans la société réorganisée par le collectivisme moderne. « Le louage des logemens, écrit Schœffle[1], serait aussi supprimé, attendu que dans l’état socialiste toute perception de rentes sur les terres et sur les maisons devrait être absolument supprimée, comme on l’a déjà proclamé à Bâle, il y a dix ans… » Admirable innovation, si le loyer, comme ont immédiatement répondu les économistes, n’était pas le prix de la liberté du domicile. Il n’y a plus de maison à louer ? Mais cela ne signifie pas que le premier venu puisse occuper de vive force un logement à sa convenance, car une bataille s’engagerait alors à chaque coin de rue. Le logement sera donc imposé, fixé par l’Etat : quand on en voudra changer, c’est à l’Etat qu’il faudra présenter sa requête. Souhaitons que l’État, « instrument humain, sous la main divine qui l’emploie », se soit

  1. La Quintessence du socialisme, p. 63.