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la plupart des femmes, dans leur corselet de velours vert, ressemblent à de petits hussards.

Et pourtant, si vous y regardez de près, vous retrouvez quelque chose de la finesse du type primitif et, dans les yeux, des éclairs de vivacité qui sont bien de notre race. Tout en cheminant, je lis, dans Ruckert, son beau dialogue entre l’Arbre et le Passant. Rien de mieux à propos ; tout le jour des bois, des bois…

Voilà la porte mélancolique par laquelle j’entre en Allemagne, dans l’inconnu, dans l’infini ; dirai-je le renouvellement ?… Sur cette frontière où la terre celtique expire, la veine de la France semble épuisée après tant de variations, d’efforts divers. Adieu le dernier esprit, les vins pétillans de Moselle…


II. — STRASBOURG. — PREMIÈRE VISION DE L’ALLEMAGNE. — FRIBOURG.

Vendredi 24. —Pénible journée, lourde d’orage. Nos chevaux ont une peine infinie à avancer. Aussi mettons-nous tout le jour à franchir les dix lieues qui séparent Phalsbourg de Strasbourg.

A cinq heures seulement, nous atteignons la belle et forte flèche qui, de si loin, nous a salués. Forte et pleine, en même temps qu’élancée ; digne de la grandeur de cette plaine, et digne aussi de l’ampleur du Rhin.


J’ai toujours aimé à visiter les églises le soir. Elles disent alors tant de choses ! J’entre, et je me trouve en face des statues pensives, durement politiques, des princes-évêques du XVe siècle. Ce qui les commente terriblement, ce sont les deux statues plus anciennes au portail du midi d’un côté la Loi nouvelle, fièrement drapée d’un manteau, couronnée, tenant le sceptre de la gauche, la croix de la droite, une haute et formidable croix. Elle regarde d’un œil plein de reproche, disons mieux, d’un œil meurtrier, la malheureuse Loi Juive qui est de l’autre côté, en simple tunique, sans manteau, sans couronne, les cheveux épars, la lance brisée, un bandeau sur les yeux, la pauvre aveugle !… mais de sa main gauche elle tient un livre renversé ; elle le tiendra toujours, car c’est toujours le livre de Dieu !

Sabina de Steinbach, au ciseau passionné de laquelle on attribue les deux statues, a vécu, est morte sous les murs de la cathédrale, dans son ombre battue d’un vent éternel. Ses chefs-d’œuvre sont placés au portail du midi, dans le lieu où viennent sans cesse frapper les orages. Sa tombe est à l’opposé, tout près du portail du nord, dans une petite cour humide, glaciale. En creusant là