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du peuple. Une heure vingt minutes, entendez-vous ? De grâce, est-il avéré que cette solution soit définitive, et ne peut-on pas encore retrancher les vingt minutes ?

On n’aboutit, d’ailleurs, en intervenant par voie d’autorité, qu’à des déterminations purement arbitraires. Chaque branche de l’industrie humaine a ses exigences et les besoins de l’heure présente ne sont plus déjà ceux d’hier. Les économistes anglais Senior et Wilson déduisaient de certains faits, jadis exacts, que le gain des fabricans était produit dans la dernière des dix ou onze heures formant la journée de travail : plusieurs de ces faits se sont modifiés, et la journée put être réduite à neuf heures ou à neuf heures et demie. Pourquoi les économistes contemporains croient-ils pouvoir reléguer les anciennes journées effectives de quatorze ou quinze heures dans la « période chaotique » de la grande industrie[1] ? C’est que de grands progrès industriels ont amené, par le cours naturel des choses, une réduction graduelle de la journée dans presque tous les métiers, c’est que la force spontanée des ouvriers agissant collectivement s’est accrue, sous l’empire de nombreuses circonstances, et qu’ils en ont usé quelquefois hors de propos, mais quelquefois à propos pour se procurer tantôt une élévation légitime des salaires, tantôt une abréviation légitime de la durée du travail.

Ce qui semble intolérable, c’est que l’autorité publique s’interpose entre le patron et l’ouvrier adulte pour dire à l’un : « Tu ne feras pas travailler », à l’autre : « Tu ne travailleras pas plus de huit heures ou plus d’une heure vingt minutes. »

Le patron peut d’abord répondre qu’il a le droit de travailler, ayant le droit de vivre, et que la communauté n’a pas à s’immiscer dans l’exercice de ce droit élémentaire, ce qui suffirait. Mais il ajoutera sans doute qu’il ne peut pas réduire la journée de travail sans diminuer le salaire ; car s’il reçoit, en échange d’une même somme, une moindre quantité de travail, il sera ruiné par tous ceux de ses concurrens étrangers qui ne subiraient pas le même joug. Ce second raisonnement fortifie le premier, car, jusqu’à ce qu’on ait établi l’État collectif unique, il est impossible de supposer que tous les peuples sans exception, malgré la diversité des intérêts et des mobiles, s’entendront pour établir une législation économique uniforme. Admettons qu’on passe outre, et le fabricant se trouvera pris dans ce dilemme : fabriquer plus cher et ne pas vendre, fabriquer à vil prix et vendre à perte. Quelque parti qu’il prenne, c’est la ruine. Aura-t-on du moins préservé l’intérêt

  1. Comp. P. Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, chapitre XI.