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de l’ouvrier, qu’on oppose, bien à tort, à celui du patron ? Non, car si tous les patrons, dans une même branche d’industrie, sont réduits à se croiser les bras, leurs ouvriers sont réduits à chômer. Si l’on suscite, en limitant la durée du travail, une cause permanente de chômage, on leur coupe les vivres.

Mais l’ouvrier peut répondre à son tour : « De quel droit limiter mon travail ? Je suis valide et robuste ; le cabaret ne m’attire pas : il me plaît de travailler plus de huit heures et d’épargner pour mes vieux jours. J’ai d’ailleurs non pas seulement deux, comme Adam Smith le suppose, mais cinq enfans à nourrir, et le salaire dont mon voisin célibataire se contente ne me suffit pas. » C’est alors qu’un sophiste murmure à son oreille : « Tu travailleras moins, et tu ne seras pas moins payé. » Mais l’ouvrier clairvoyant sait à quoi s’en tenir : il comprend que, par la force des choses, en réduisant uniformément, dans un pays, la journée de travail, on abaisse la moyenne des salaires, à moins de tarifer aussi les prix de revient, ce qui n’est pas possible. C’est pourquoi les mineurs du Northumberland et du Durham s’opposèrent formellement au bill limitant à huit heures le travail des mines, que la Chambre des communes a cru devoir voter au mois de mai 1893. Les ouvriers cotonniers du Lancashire ont plusieurs fois déclaré que cette innovation serait funeste à l’industrie cotonnière anglaise[1]. Stuart Mill avait reconnu lui-même qu’il faudrait, dans la plupart des cas, employer la contrainte. MM. Watson, Harford, Tait, secrétaires de diverses unions d’ouvriers, n’éprouvaient pas de leur côté le moindre doute à ce sujet et déclaraient licitement devant une commission de la même assemblée (avril 1893) : « Personne ne devrait être autorisé à gagner un sou une fois ses huit heures terminées, et celui qui, rentré chez lui, emploierait ses heures de loisir à faire des chaussures pour un magasin devrait être puni. » Nous n’insistons pas : MM. Watson, Harford et Tait ont achevé la démonstration.

Conséquens avec eux-mêmes, les docteurs en socialisme ont excommunié le travail à la tâche ou « marchandage ». Après la révolution du 24 février 1848, un décret du Luxembourg l’avait immédiatement aboli. Il faut lire, dans l’ouvrage que M. Thiers a publié sur : la propriété (septembre 1848), le chapitre VI du livre III : l’illustre ; homme d’Etat n’a pas écrit de page plus incisive et plus brillante. Un habile ouvrier, payé 5 francs par jour,

  1. Le congrès des trades unions, de Glasgow (septembre 1892), a rejeté seulement par 205 voix contre 155 une proposition transactionnelle, ainsi conçue : « Dans tout métier ou toute profession dont les ouvriers organisés désirent, en majorité, avoir une journée de huit heures, cette durée de travail doit leur être assurée par la loi. »