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Beaucoup d’émigration en Souabe. Ce matin, j’ai été témoin d’une scène émouvante, le départ de toute une famille. La voiture pleine, comble, d’effets misérables, et, derrière le grand chariot, traîné par lui, un autre tout petit, qui était le berceau du dernier enfant, gardé par sa petite sœur. La voyant s’écarter au moment d’une descente rapide, il était pris de peur et pleurait. Un garçon de treize ans, vigoureusement, essayait d’enrayer. Des femmes, arrêtées comme moi, reprochaient aux parens de laisser ainsi ce pauvre petit seul. Le père, qui marchait en avant, appela la mère qui était sur la voiture. Elle descendit tragique, peu sensible à force de malheur. Je voyais bien que tous les deux étaient finis, brisés : misère, et peut-être aussi l’accablante pensée de tout ce qu’ils laissaient derrière. Le père, abattu, semblait avoir perdu toute initiative ; elle, visiblement, avait baissé d’intelligence.

Le jeune garçon qui conduisait, enrayait, était au contraire plein de force morale, d’ardeur ; il paraissait pénétré de sa mission et sentir qu’il était ou serait bientôt le chef de la famille. La mère manquant, la sœur aussi suppléait.

Et le nouveau-né dans son berceau, qu’était-il ?… Ah ! je vais vous le dire par la touchante formule : « Quelle est la mesure de la plus petite propriété ? » Réponse : « La place du berceau du petit enfant, et de la petite sœur qui le berce. »

Pour le moment, c’était toute leur fortune, ils n’avaient pas autre chose. Mais ce rien vagissant, c’était l’unité de la famille, le nourrisson du frère et de la sœur ; son berceau était le foyer, la patrie… Là, devait toujours, jusqu’au Havre, jusqu’en Amérique, dans les forêts d’arbres inconnus, dans les savanes solitaires, se retrouver la Souabe, la bonne terre d’Allemagne, et tous les souvenirs.

Mais combien de temps la frêle petite voiture liée à la grande devait-elle durer dans ce rude voyage ? Je n’osais me le demander. Faire, avec ce jouet d’enfant, les deux cents lieues de Tubingue au Havre, cela semblait bien difficile, sinon impossible. D’autre part, on hésitait à mettre le petit chariot dans le grand, encombré, débordant. L’enfant eût pu être étouffé ou culbuté. comment donc faire ?…

Le difficile, c’est qu’ils ne demandaient pas l’aumône. Je hasardai pourtant, et, le cœur plein de tristesse, serrant la main du père, je les recommandai tous à la Providence.

Le jeune conducteur ne se recommandait qu’à lui-même. Ce garçon intelligent, avec sa belle tête noire, ses yeux plus vifs