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cimetière est tout en fleurs ; on dirait d’un jardin privilégié où les-choses pousseraient à profusion ; des lis blancs, fleurs d’autrefois, déjà un peu archaïques, montent çà et là leurs longues tiges au-dessus des tombes ; des œillets s’étendent en bordures et en tapis ; des pâquerettes de pleine terre forment de grands bouquets réguliers : il y a surtout des rosiers du Bengale fleuris avec une surprenante abondance : ils sont des gerbes roses, des masses roses qui se détachent délicieusement sur le bleu des lointains. Le mois de mai méridional a jeté sur ce lieu une exquise parure éphémère, et il fait aujourd’hui un temps rare, même dans le Midi ; un temps limpide parmi les plus limpides, et calme, tiède sans accablement, presque immobile avec de légers souffles tout imprégnés de vie, qui passent… Et on a beau avoir éprouvé tant de fois combien sont trompeurs ces mirages des printemps, on s’y laisse prendre encore, comme on s’y laissera prendre toujours, jusqu’à l’heure de la vieillesse sombre. On s’abandonne à une sorte de bien-être, d’intime ivresse de vivre, qui semble ne jamais devoir finir, pas plus que cette fête de lumière et de jeunesse qui est ce matin partout, immense, rayonnante et douce…


Les trous sont creusés jusqu’à découvrir les planches pourries des cercueils ; mais on s’est arrêté là, suivant l’ordre que j’avais donné ; on m’attend pour soulever ces couvercles d’épouvantes.

Allons, commençons par Yvon Gaëlo, 22 ans, gabier, dont le nom se lit en lettres blanches sur une pauvre petite croix de bois noir renversée parmi des œillets et des marguerites.

Le vieux fossoyeur descend, s’enfonce jusqu’à disparaître entre les parois de la fosse fraîchement ouverte ; un autre homme, son aide, reste en haut, près du bord, attentif à ce qui va se passer…

Un premier coup de pioche, du côté des pieds, dans les planches qui cèdent et s’émiettent ; alors, au milieu d’une terre grasse, plus noire que celle d’ailleurs, des débris informes apparaissent. Le fossoyeur tire sur quelque chose de long et de noirâtre : une jambe, qui se casse au genou et lui reste dans la main : « Allons, dit-il à l’homme d’en haut, ils sont trop avancés, il faudra les avoir par morceaux : va-t’en vite chez nous chercher la corbeille ! » Et tout courbé sur sa besogne, il gratte là-dedans avec ses ongles, ramassant un à un des doigts de pied qu’il range en petit tas, comme un jeu d’osselets. « Je ne les croyais pas si avancés que ça, continue-t-il ; c’est vrai que, de ce côté du cimetière, ils finissent toujours plus vite… »

En effet, il n’y a plus guère que des ossemens, qui se tiennent à peine entre eux.

Le soleil de mai plonge au fond de cette fosse ; aussi gaiement