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que sur les fleurs voisines, il descend sur ces choses longtemps enfouies, qu’on s’imaginerait faites pour s’agiter dans les ténèbres, dans les confuses pénombres des nuits, et qu’on est presque surpris de voir si nettement éclairées et si définitivement inertes. L’horreur qu’on attendait en est déjà moindre : elles diffèrent si peu ces pauvres choses, de la terre d’à côté où les roses puisent la vie.

Voici la corbeille d’osier arrivée, et les débris s’y entassent. Le déterreur procède, par méthode, on remontant peu à peu vers la tête du mort ; les jambes, retrouvées ; tous les doigts des pieds, comptés avec soin, il découvre à présent les os plus larges du bassin, que de vivaces racines traversent, enlacent d’une infinité de filamens blancs…

En remontant toujours, voici le plus horrible, la poitrine : entre les cercles encore rougeâtres qui sont les côtes, apparaissent des tas de pourriture noire, des amas de vers. Alors, malgré le souriant soleil, malgré toutes les fleurs trompeuses, un frisson de révolte et d’effroi passe en nous, et le vieil homme lui-même se redresse hésitant.

Il prend son parti toutefois, réunit ses deux mains, les doigts joints, et puise dans ce thorax comme avec une cuillère… Il a raison, en somme ; tout cela n’est que de la matière inoffensive, fécondante pour les racines profondes, déjà presque de l’humus, qui passera dans les branches des rosiers à la pousse prochaine.

Et, de nouveau, mais définitivement cette fois, l’horreur s’en va ; la révolte, le dégoût, font place à je ne sais quelle résignation grave, et il me semble que, moi-même, s’il le fallait pour quelque pieux devoir ou pour quelque agreste besogne de culture, j’oserais toucher à de tels débris. C’est presque une impression apaisante que de surprendre ainsi, à la lueur du grand soleil, le mystère des transformations souterraines ; devoir que ce n’est que cela, un cadavre, qu’au bout de trois ou quatre années c’est déjà si peu humain, si proche du terreau et des pierres. Et on comprend mieux les dernières volontés de certains penseurs, d’Alphonse Karr entre autres : être enfoui entre des planches très minces, à peine solides, pour pouvoir retourner plus vite à la terre…

La corbeille s’emplit toujours ; on y a jeté aussi des fragmens encore reconnaissables de la chemise du matelot et sa cravate presque intacte.

Voici que l’homme y jette même un morceau du cercueil ; alors je lui demande : « Pourquoi, ce bout de bois ? » — « Oh ! répond-il, c’est pour ce qui tient après ; tenez, voyez, ça vient de lui, c’est de ses vers, » et il retourne la planche pour me montrer, en dessous, un amas de larves qui s’y tient collé.