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On vit paraître dans cette terrible Gazette de la Croix, qui lui avait déjà donné tant d’ennuis, des articles qui poussaient à la guerre contre la Russie. L’empereur prit de nouveau parti pour le » chancelier, il blâma les articles et le comte Waldersee fut mis en demeure de les désavouer. Cependant Guillaume II ne lui avait point retiré sa confiance. On savait que presque tous les jours il conférait avec lui, qu’ils se promenaient souvent ensemble au Thiergarten. En revanche, le 30 décembre 1889, il adressait à M. de Bismarck, une fois encore, ses complimens de nouvelle année : « Je prie Dieu, lui écrivait-il, que dans ma charge de souverain, si lourde et si pleine de responsabilités, il me conserve durant de longues années vos fidèles et éprouvés conseils. » M. de Bismarck ne ressentait aucune inquiétude, et cependant il avait reçu dans le mois d’octobre un avertissement imprévu dont il se souvint plus tard. Le 23 juin 1892, il disait à un reporter de la Nouvelle Presse libre de Vienne : « Dans le dernier entretien que j’eus avec l’empereur de Russie, qui avait passé quelques jours à Berlin, je lui exposai mes vues politiques, et il me répondit : « Je vous crois et je me lie à vous ; « mais êtes-vous bien sûr de rester en place ? » Je le regardai avec étonnement. « Mais vraiment oui, Majesté, lui repartis-je, je suis certain de rester ministre jusqu’à ma mort. » Je n’avais, en effet, aucun pressentiment du coup qui se préparait ; le tsar en savait plus long que moi. »

Il était vraiment fort difficile que Guillaume II et son chancelier vécussent longtemps en bonne harmonie. M. Blum explique leur mésintelligence, qui devait aboutir à une éclatante rupture, par l’irrésistible désir qu’éprouvait Guillaume II d’agir par lui-même et d’être seul à répondre de ses actions. Il aurait dû ajouter que ce roi-empereur, dont son gouverneur, M. Hinzpeter, avait dit qu’il joignait à l’amour de l’indépendance une certaine idéalité naturelle, se faisait de ses fonctions une idée qui s’accordait mal avec celles de M. de Bismarck. Ce souverain de trente ans se regardait, il l’a dit lui-même, comme le père d’une très grande famille, et les pères de famille ont le droit comme le goût de tout régler, de se mêler de tout, de prêcher, de censurer, de moraliser leurs enfans. Il s’occupait tour à tour de protéger les ouvriers contre les patrons et les patrons contre les ouvriers, de combattre le paupérisme, de réprimer l’immoralité publique et l’ivrognerie, de réformer les écoles et les gymnases. Il pensait avoir charge d’âmes, et ces questions qui le passionnaient n’intéressaient le chancelier que dans le rapport qu’elles pouvaient avoir à la politique. C’était en effet à la politique que cet homme de fer rapportait et ramenait tout ; hors de là, il n’y avait place à ses yeux que pour une idéologie sentimentale, qui lui inspirait une superbe indifférence. N’était-il pas naturel que Guillaume II se sentit attiré vers des hommes plus sympathiques à ses