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Le voyageur, que ce grand nom avait attiré, éprouve, on le comprend, quelque mécompte à ne voir devant lui qu’une plaine nue, que la charrue retourne, et presque aucune ruine apparente. Peut-être prendrait-il son parti de n’y plus trouver la Carthage romaine, qui probablement n’aurait pas eu grand’chose de nouveau à lui apprendre ; mais de ville punique, il n’y en a plus nulle part ; c’est ici qu’il pouvait espérer d’en retrouver une, et il lui est pénible de voir son attente trompée. Voilà pourquoi le monde savant a pris tant d’intérêt aux fouilles qui ont été faites sur l’emplacement de Carthage. Jusqu’ici elles n’ont pas été très heureuses, et peu de débris sont sortis du sol dont l’origine soit bien authentiquement punique. Cependant on est sûr d’avoir découvert, dans ces dernières années, quelques traces de la vieille Carthage qui ne manquent pas d’importance.

Ce sont des tombes d’abord.—Dans toutes les sociétés humaines, les tombes, auxquelles s’attache toujours un certain respect, ont plus de chance de durée que le reste. — On doit la découverte de celles de Carthage aux explorations intelligentes du chapelain de Saint-Louis, le Père Delattre. Il les a trouvées profondément enfouies dans la terre, à quelques mètres au-dessous de la couche de cendres qu’a laissée l’incendie allumé par Scipion. Elles sont en général composées de grands blocs de pierres, sans mortier ni ciment. Au-dessus de chacune d’elles, des dalles inclinées l’une sur l’autre forment une sorte de triangle, soit pour protéger le tombeau contre la poussée des terres, soit pour le garantir de l’humidité. Tantôt on posait les corps directement sur la pierre nue, tantôt ils étaient enfermés dans une bière en bois de cèdre. On les a retrouvés à leur place, après deux mille ans ; mais au toucher ils tombaient en poussière. Quelques-uns ont résisté davantage ; on les a enlevés avec précaution, et l’on peut voir ce qui reste de ces vieux Carthaginois dans des caisses de verre, au musée Saint-Louis. On y trouve aussi, ce qui est bien plus important, la collection de tout ce que contenaient ces tombes. Il y avait peu d’armes, — les Phéniciens de nature n’étaient pas guerriers, — mais un certain nombre d’objets de parure, des bagues, des colliers, des pendans d’oreilles, quelques masques en terre cuite, des lampes à deux becs d’une forme particulière, dont les Arabes se servent encore aujourd’hui ; surtout des vases de toute espèce et de toute grandeur. On sait qu’il n’y a guère de tombe antique qui n’en renferme quelques-uns ; ceux de Carthage ont paru destinés à contenir des provisions, et l’on croit y trouver encore quelques traces du lait ou des fruits qu’on y avait, déposés. C’était la nourriture du mort qu’on plaçait ainsi à ses côtés. Comme on ne pouvait pas croire que tout sentiment eût disparu