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mauvais ailleurs. Il s’agit non pas de rapporter les choses à nous, mais nous à elles ; de nous soumettre, en toute humilité et passionnément, aux faits ; de poursuivre, par la connaissance érudite de toutes les manifestations de la vie, la pleine intelligence du passé, de nous faire successivement les citoyens de toutes les patries, les fidèles de tous les cultes, les fervens de toutes les hérésies ; non pas pour jouir passivement de ces métempsycoses, non pas pour nous abîmer tout entiers dans cette contemplation, dupes de nos sensations, comme cette statue animée de Condillac qui, respirant une rose, devenait elle-même odeur de rose ; mais il faut que notre âme, tour à tour antique, païenne, scolastique ou mystique, reste l’âme moderne, critique, maîtresse de sa raison, qui sait et qui comprend. Alors, pour peu qu’on se soit jamais plié à cette discipline d’esprit, on reconnaît l’étroitesse de ses anciens jugemens, portés au nom du bon goût classique ; on éprouve la vérité de cette parole de Pascal : « À mesure qu’on a plus d’esprit, on s’aperçoit qu’il y a plus d’hommes originaux » ; on s’aperçoit aussi qu’il y a moins d’époques laides et basses que ne l’avait supposé notre ignorant dédain ; on convient que l’œuvre belle n’est pas celle qui nous plaît, mais celle qui exprime parfaitement les manières de penser et de sentir des hommes qui l’ont créée ; on avoue que l’intelligence historique des choses donne seule le droit d’admirer et de blâmer, et que jouir c’est comprendre. « Les érudits se rendent souvent ridicules, dit Renan, en attribuant une valeur absolue aux littératures qu’ils cultivent, : il serait trop pénible d’avoir consacré sa vie à déchiffrer un texte difficile, sans qu’il fût admirable. D’un autre côté, les esprits superficiels se pâment en voyant des hommes sérieux s’amuser à traduire et à commenter des livres informes qui, à nos yeux, ne seraient qu’absurdes et ridicules. Les uns et les autres ont tort. Il ne faut pas dire : Cela est absurde, cela est magnifique ; il faut dire : Cela est de l’esprit humain, donc cela a son prix. »

C’est en cet esprit que la Société s’est fondée. (Avions-nous tort de dire que cet esprit, s’il avait soufflé sur le XVIIe siècle, en eût changé la face ? ) — Elle s’applique à restaurer les monumens littéraires du moyen âge français et son dessein est légitime, car « cela est de l’esprit humain ».

Il faut donc publier nos anciens textes ; mais, dans le nombre, que convient-il de publier ? Tout. — Tout ? dira-t-on ; n’est-ce pas folie ? Ne chancelons-nous pas déjà sous le faix des documens ? Des livres, des livres encore ! Faut-il que sévisse indéfiniment la manie de l’inédit, et n’a-t-on pas dit fort sagement que le véritable inédit, c’est ce qui est imprimé, et qu’on ne lit pas ? Tout particulièrement, le moyen âge français n’est-il pas le siècle