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tout ce que peuvent nous enseigner, dans leur désordre, ces manuscrits. Nous avons appris à estimer à leur valeur, qui est réelle, ces subtiles théories empruntées aux troubadours : l’amour est une force, qui réside dans la libre volonté de l’homme et l’attire vers ce qui est bon et beau ; il recèle un pouvoir ennoblissant, accomplit le chevalier, développe les nobles germes des vertus qui sont en lui ; nous savons apprécier ce culte de la dame, qui n’est pas exaltation conventionnelle de la femme, mais qui s’adresse à celle-là seule que, librement, on a reconnue bonne et loyale. De même, nous connaissons déjà suffisamment les défauts de nos poètes, leur monotonie, leur fadeur : l’amour n’est plus une passion, mais un art, et trop souvent un jeu ; art formaliste, soumis aux préceptes des codes d’amour, jeu savant, réglé par l’étiquette mondaine. Nous savons aussi les mérites de cet idéal sentimental, vraiment supérieur à l’épicurisme des élégiaques latins, au sensualisme galant de nos poètes érotiques du XVIIIe siècle, qui a pu, hors de son pays natal, la Provence, susciter notre école lyrique de Conon de Béthune à Thibaut de Champagne et à Adam de la Halle, l’école des minnesinger, l’école italienne avec Pétrarque, pour se prolonger jusque dans notre Pléiade et dans les sonnets de Shakespeare. Ces vues d’ensemble sont d’ores et déjà suffisamment claires ; mais un problème demeure indécis. L’opinion courante sur nos anciens chansonniers est que tous se ressemblent parfaitement et qu’ils n’ont fait que ressasser avec indifférence les mêmes lieux communs empruntés aux Provençaux. Elle se résume en cette boutade d’un critique spirituel : « Le style, a dit Billion, c’est l’homme même : prenez dix trouvères lyriques, vous ne trouverez pas dix hommes, mais un seul trouvère. » En sorte que les 152 poètes dont les noms nous sont parvenus, si différens par la naissance, rois de Jérusalem, de Chypre, de Sicile, de Navarre, comtes de Champagne, ducs de Bretagne ou bourgeois d’Arras, hauts barons et pauvres ménestrels errans, n auraient fait, pendant un siècle et demi, que rimer la même chanson. Or cette impression de monotonie et de banalité provient de causes multiples, mais dont la plus évidente est assurément le désordre même des manuscrits, trop servilement respecté dans nos éditions. Ils sont des recueils factices, qui ont accueilli pêle-mêle des pièces excellentes et les pires rapsodies ; ils donnent confusément les pièces des poètes les plus divers, et l’œuvre d’un même trouvère, éparse dans dix recueils, n’est nulle part réunie. Presque toutes nos éditions respectent pieusement cette confusion. Ouvrez le recueil de Maetzner : voici une chanson de Gautier de Dargies ; tournez la page : en voici une de Gace Brulé, une troisième du vidame de Chartres, une quatrième de Pierre de