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VII



Je commençai à cheminer tout le long de la côte de la mer, endurant rudes fatigues et soif, car nulle part je ne trouvai d’eau. En route, je fis rencontre de deux autres soldats fugitifs, et tous trois nous suivîmes notre chemin, résolus à mourir avant que de nous laisser prendre. Nous avions nos chevaux, des armes blanches et à feu, et la haute providence de Dieu. Nous suivîmes le haut de la Cordillère, sans trouver durant ces trente lieues de montée, non plus qu’en trois cents autres que nous fîmes, une bouchée de pain. L’eau était rare. Rien que des herbes, de petits animaux et quelques racines pour nous sustenter. De loin en loin, un Indien qui fuyait. Il nous fallut tuer un de nos chevaux pour en faire sécher la viande ; il n’avait que les os et la peau. Ainsi cheminant, peu à peu, nous en fîmes autant des autres, restant à pied et sans nous pouvoir tenir. Nous entrâmes en une terre si froide que nous gelions. Nous rencontrâmes deux hommes adossés contre une roche. Tout réjouis, nous allâmes à eux, les saluant de loin et leur demandant ce qu’ils faisaient là. Ils ne répondirent pas. Nous approchâmes. Ils étaient morts, gelés, la bouche ouverte, comme s’ils riaient. Cela nous fit peur.

Nous passâmes outre et, la dernière nuit, en nous étendant sur la pierre dure, l’un de nous, n’en pouvant plus, trépassa. Nous n’étions plus que deux. Nous continuâmes. Le lendemain, vers quatre heures de l’après-midi, mon compagnon, ne pouvant plus marcher, se laissa choir en pleurant et expira. Je lui trouvai dans la poche huit pesos et poursuivis mon chemin, à l’aventure, chargé de l’arquebuse et du morceau de viande sèche qui me restait. On voit mon affliction. J’étais las, sans chaussures, les pieds ensanglantés. Je m’appuyai contre un arbre, je pleurai (je pense que ce fut la première fois), et je dis le rosaire, me recommandant à la Très-Sainte Vierge et au glorieux saint Joseph, son époux. Je me reposai un peu, et me relevant, me remis en marche. Il me sembla reconnaître à l’air plus tiède que j’étais sorti du royaume de Chili et entré dans celui de Tucuman.

Je marchai encore. Le lendemain j’étais à terre, harassée de fatigue et de faim, lorsque je vis venir deux hommes à cheval. Je ne sus si je devais m’affliger ou me réjouir, ne sachant si c’étaient Indiens cannibales ou pacifiques. J’armai mon arquebuse sans pouvoir la lever. Ils approchèrent et me demandèrent où j’allais par là, si isolé. Je reconnus des chrétiens et vis le ciel ouvert. Je leur dis que j’étais égaré je ne savais où, rendu et mort