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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/140

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de faim, sans force pour me lever. Ils eurent pitié, mirent pied à terre, me donnèrent à manger de ce qu’ils avaient, me montèrent sur un cheval et me menèrent à une ferme, à trois lieues de là, où, dirent-ils, était leur maîtresse. Nous y arrivâmes vers les cinq heures du soir.

La dame était une métisse fille d’Espagnol et d’Indienne, veuve, bonne femme, qui, me voyant et apprenant mon désarroi et ma détresse, s’apitoya et m’accueillit bien. Toute compatissante, elle me fit aussitôt coucher dans un bon lit, me servit un bon souper et me laissa reposer et dormir, ce qui me restaura. Le lendemain matin, elle me fit bien déjeuner et, me voyant totalement dépourvu, me donna un bon habit de drap. Elle continua à me traiter de son mieux et à me régaler à merveille. Elle était bien à son aise et avait force bêtes et troupeaux. Et comme peu d’Espagnols viennent aborder là, elle eut, paraît-il, envie de moi pour sa fille.

Au bout de huit jours que j’étais là, la bonne femme me dit de rester pour gouverner sa maison. Je me montrai fort touché de la grâce qu’elle me faisait en mon désarroi et m’offris à la servir du mieux que je pourrais. Peu de jours après, elle me donna à entendre qu’elle verrait de bon œil mon mariage avec une fille qu’elle avait, laquelle était très noire et laide comme un diable, fort à l’encontre de mon goût qui a toujours été pour les beaux visages. Je lui témoignai une extrême joie d’un si grand bienfait si peu mérité, me mettant à ses pieds pour qu’elle disposât de moi ainsi que d’une chose à elle, recueillie comme épave. Je la servis donc le mieux que je pus. Elle me vêtit galamment et m’abandonna libéralement sa maison et son bien. Deux mois s’étant passés, nous allâmes à Tucuman afin d’effectuer le mariage. J’y demeurai deux autres mois, différant l’exécution, sous divers prétextes, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, je pris une mule et détalai. Et ils ne m’ont plus vu.

J’eus à Tucuman une autre aventure du même genre. Au cours de ces deux mois que j’y passai amusant mon Indienne, je fis par hasard amitié avec le secrétaire de l’Évêque, lequel me festoya et me mena souvent jouer chez lui. J’y fis connaissance de don Antonio de Cervantes, chanoine de cette église et proviseur du dit Évêque. Lui aussi, s’étant pris de goût pour moi, me pria plusieurs fois à dîner et finalement s’ouvrit à moi, me disant qu’il avait à la maison une nièce, fillette de mon âge, des mieux douées et bien dotée, que je lui avais plu et qu’il lui semblait bienséant de la fiancer avec moi. Je me montrai fort soumis à son bienveillant vouloir. Je vis la fille, elle me plut. Elle m’envoya