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— Ami. — Votre nom ? — Le Diable ! — La réponse était incongrue, ils veulent m’arrêter, je dégaine. Grand tapage. Ils crient : — Main-forte ! à l’aide ! — On s’attroupe. Le corrégidor sort de chez l’évêque. Des sergens me happent. Me voyant pris, je lâche un coup de pistolet. J’en abats un. Le tumulte redouble. Mon ami le Biscayen et d’autres compatriotes se rangent auprès de moi. Le corrégidor hurlait : — Tuez-le ! — Les coups de feu partaient de tous côtés. Tout à coup, éclairé par quatre torches flambantes, l’évêque parut et entra dans la mêlée. Son secrétaire don Juan Bautista de Arteaga s’achemina vers moi. Il s’avança et me dit : — Seigneur alferez, rendez-moi vos armes. — Seigneur, lui répondis-je, j’ai ici bien des ennemis. — Rendez-les, insista-t-il : vous êtes en sûreté avec moi, et je vous donne parole de tirer d’ici sain et sauf, quoi qu’il m’en puisse coûter. — Alors je m’écriai : — Illustrissime seigneur, sitôt que je serai dans l’église je baiserai les pieds à Votre Très Illustre Seigneurie. Au même instant, quatre esclaves du corrégidor se jettent sur moi, me tiraillant outrageusement, sans aucun égard pour une si glorieuse présence, de sorte que, me défendant, il me fallut jouer des mains et en culbuter un. Le secrétaire du seigneur évêque, l’épée nue et le bouclier au poing, me vint à la rescousse avec d’autres personnes de sa maison, jetant les hauts cris d’un tel manque de respect. La bagarre s’apaisa. L’illustrissime me prit par le bras, m’ôta les armes des mains et, me plaçant à son côté, m’emmena et me mit dans son palais. Il me fit sur l’heure panser une petite plaie que j’avais, me donna souper et gîte, et, m’enfermant, emporta la clef. Le corrégidor survint et eut, à mon sujet, avec Sa Seigneurie un long et orageux entretien dont je fus par la suite plus amplement informé. Le lendemain, vers les dix heures du matin, l’illustrissime, m’ayant fait mener en sa présence, me demanda qui j’étais, de quel pays, fils de qui, et tout le compte de ma vie, les causes et les voies qui m’avaient conduit là, détaillant tout et mêlant à son interrogatoire de bons conseils sur les risques de la vie, l’effroi de la mort toujours menaçante et l’horreur de l’autre vie pour une âme mal préparée, m’exhortant à m’apaiser, à dompter mon esprit inquiet et à m’agenouiller devant Dieu. Je me sentis devenir tout petit, et voyant un si saint homme, comme si j’eusse été devant Dieu, j’avouai tout et lui dis : — Seigneur, tout ce que j’ai conté à Votre Seigneurie illustrissime est faux. Voici la vérité : Je suis une femme, née en tel lieu, fille d’un tel et d’une telle, mise dans tel couvent, à tel âge, avec une mienne tante ; j’y grandis, pris l’habit et fus novice ; sur le point de professer, je m’évadai pour tel motif, gagnai tel endroit, me dévêtis, me rhabillai, me coupai les cheveux,