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merait lui-même, si une autorité suprême n’en garantissait l’immutabilité : le Pape infaillible, vicaire de Jésus-Christ sur la terre, gardien de la parole divine, explique, au nom de Dieu, cette parole, si elle s’obscurcit ; il l’interprète si elle soulève des controverses ; mais c’est l’esprit du dogme qui demeure immuable, et non pas la lettre. Et c’est du conflit de l’esprit et de la lettre qu’est sorti le différend qui divise les deux Églises d’Orient et d’Occident.

Dans l’Église orientale, il n’existe point d’autorité spirituelle analogue à celle du Pape. Vous y trouverez des évêques, des métropolitains, des patriarches, des synodes ; mais, le dogme étant immuable, il n’est point d’évêque, de métropolitain, de patriarche ou de synode qui ait le droit d’y toucher ou d’y retrancher. C’est là incontestablement une grande faiblesse : toute interprétation du dogme, non pas seulement contraire à celle des Pères de l’Église, mais simplement non prévue par eux, devient une hérésie ; de là, le nombre infini des sectes qui divisent l’Église d’Orient, de là l’immobilité de cette Église. Mais aussi, ce caractère immuable du dogme présente pour l’Union un obstacle insurmontable. Une question de dogme, la procession du Saint-Esprit divise les deux Églises. La présence dans le Credo latin du filioque rejeté par le Credo grec, est le symbole du différend. Dans une Église dont le principe est l’immutabilité de la tradition, où la forme est garante du fond, où la lettre l’emporte sur l’esprit, puisque la forme et la lettre sont d’institution divine, il n’est pas de puissance spirituelle capable d’ajouter au dogme orthodoxe le filioque. Le filioque n’est pas donné par la tradition ; par conséquent, non seulement l’Église orthodoxe ne peut pas l’admettre, mais elle est obligée de considérer comme hérétique quiconque l’admet. Et ce n’est pas une raillerie ni une fin de non-recevoir à l’adresse de l’Église catholique que de dire que, si l’Union des Églises se réalise, c’est l’Église catholique qui devra se réunir à l’Église orthodoxe ; c’est une conséquence logique et nécessaire de la nature du dogme orthodoxe.

Il faut ajouter que la chrétienté orthodoxe repousserait elle-même toute modification au dogme. Comme il n’existe point dans l’Église d’autorité spirituelle capable de diriger sa foi en dehors de la tradition, l’Église est par là même esclave de ses fidèles, en étant comme eux esclave de la tradition. On a souvent insisté sur le formalisme du sentiment religieux chez les Orientaux. Le dogme et par suite l’Église s’étant condamnés à l’immobilité, le dogme n’est plus qu’une forme dépourvue de vie. Pour le croyant orthodoxe, la religion consiste exclusivement dans le culte ; la dévotion n’est plus qu’un geste, la prière qu’une for-