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sans connaissance. Deux heures après, de la place du Palais d’Hiver où attendait la foule anxieuse, nous vîmes le pavillon impérial s’abattre en berne le long de son mat.

La stupeur augmenta le lendemain, quand on apprit que l’infortuné souverain avait été littéralement cerné par les assassins. Une mine, pratiquée sous la rue Sadovaïa, itinéraire habituel de l’empereur, l’attendait à quelques pas du manège. Cette mine partait d’une crémerie louée depuis quelques semaines par des inconnus, les époux Kobozef ; les travaux souterrains avaient été entrepris dans l’arrière-boutique, derrière un divan qui en avait caché l’amorce au général du génie chargé d’inspecter les maisons de la Sadovaïa. Des complices, munis de projectiles pareils à celui de Ryssakof, s’étaient postés sur toutes les voies d’accès par où Alexandre II pouvait regagner son palais.

Ces faits furent entièrement dévoilés par le procès des régicides, le 26 mars (vieux style). On n’avait pu mettre la main que sur six des coupables, quatre hommes et deux femmes. Un autre s’était suicidé sur place ; et le porteur de la deuxième bombe du canal Catherine avait été foudroyé par l’engin qu’il lançait sur l’empereur. Le procès dura trois jours ; les juges étaient cette fois des membres du Sénat constitués en haute cour : on leur avait adjoint, aux termes de la loi, le maréchal de noblesse de Pétersbourg et un représentant de chacun des trois ordres. J’ai assisté aux débats ; mais je ne ferais que me répéter en reproduisant des observations toutes pareilles à celles que m’avait suggérées le procès des Seize. Les deux années se retrouvaient en présence sous mes yeux, avec la même composition des deux côtés. Les soldats du crime, âgés de 20 à 30 ans, présentaient les variétés accoutumées. Ryssakof, le plus jeune, n’était qu’un instrument secondaire, inintelligent, récemment embauché. Le fils de paysan Jéliabof et le chimiste Kibaltchich, déjà signalés par Goldenberg comme membres du Comité exécutif et complices des attentats antérieurs, nous donnèrent l’impression d’agitateurs redoutables. Kibaltchich fit montre de connaissances scientifiques très étendues, quand il expliqua la composition et le mécanisme de ses bombes, les plus terribles engins de cette nature qu’on eût encore employés. Les déclarations politiques de ces deux hommes ne digérèrent guère de celles que nous avions entendues, quelques mois auparavant, sur les lèvres de Kviatkovsky et de Chiriaef. La Pérovskaïa leur fut encore supérieure par le sang-froid de son attitude et la netteté de ses réponses. Cette femme, bien née, fille d’un général, avait été l’âme de tous les complots. Son physique insignifiant ne permettait pas