Saint-Bernard, de l’ordre de Citeaux, prospéra trop. Elle devint avec le temps une abbaye royale, où n’étaient admises que des demoiselles nobles. L’abbesse portait la mitre et la crosse, les religieuses n’étaient pas cloîtrées, chacune occupait un logement particulier, et, partageant leur cœur entre le Christ et le monde, elles recevaient, donnaient des fêtes. Pour se mettre en règle avec la règle, elles avaient eu recours à un compromis singulier. On avait substitué à la grille du parloir une ligne tracée à la craie sur le plancher. À cheval sur cette ligne étaient placées des tables de jeu ; d’un côté se tenaient les saintes filles de Saint-Bernard, de l’autre les visiteurs profanes, « comme en deux camps séparés, mais le diable n’y perdait rien »[1]. C’est le triomphe de la casuistique. Comme les bureaux, elle est un mal nécessaire, mais il n’en faut pas abuser. Les Anglais ont la leur, et leur seul tort est de n’en pas convenir. M. Malabari est-il bien sûr de n’avoir pas la sienne ? N’en faut-il pas un peu pour vivre avec Crocodile sans être compromis par lui et pour profiter de ses mensonges en les lui reprochant ?
« Adieu, Londres, s’écria-t-il le jour de son départ. Adieu, marais impur qui es devenu un Océan ! Ville féconde en diversités et en contrastes, ton bruit, ton tumulte, le sifflement de tes machines et le grondement du vent dans tes cheminées sont une musique pour mes oreilles ; mais je préfère ne l’entendre que de loin. » Quand le paquebot qui le ramenait aux Indes jeta l’ancre dans la rade de Bombay, il était si impatient de prendre terre qu’il réussit à débarquer en fraude, vingt-quatre heures avant tout le monde. Ses amis, qui lui préparaient pour le lendemain une brillante réception, se plaignirent de son mauvais procédé ; il leur représenta qu’en amour comme à la guerre, tout est permis. L’Anglais a pour sa patrie l’orgueilleux attachement qu’on peut avoir pour une épouse légitime, qui fait une très grande figure dans le monde. M. Malabari a pour la sienne cette tendresse émue qu’inspire une maîtresse adorée, à laquelle des censeurs légers ou moroses ne rendent pas justice, et dont les faiblesses paraissent à un cœur vraiment épris plus attrayantes et plus aimables que les vertus des autres femmes.
G. VALBERT.
- ↑ Hyères ancien et moderne, par M. A. Denis.et le Dr R. Chassinat.