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accompagnait, est forcé de rendre hommage à la bravoure, au désintéressement, au patriotisme de l’armée et de la population françaises. Et l’on sent que pas un moment ni lui ni son maître n’ont eu véritablement de haine contre nous. Wilmowski n’a au cœur qu’une haine, mais tenace, impitoyable : comme à peu près tous ses compatriotes, il déteste la Russie, la considérant à la fois comme l’ennemie naturelle de l’Allemagne et comme l’ennemie naturelle de la civilisation. La France au contraire, il continue à la respecter, et, au plus fort de sa joie d’Allemand, peu s’en faut qu’il ne la plaigne. S’il ne la plaint pas, c’est que du premier au dernier jour il est persuadé que c’est elle qui a voulu la guerre, et que l’Allemagne ne s’y est résolue qu’à regret. C’était aussi, manifestement, l’idée du roi Guillaume. Les lettres de Wilmowski nous font voir dans une très vive lumière l’âme étrange de ce vieux roi fataliste et sentimental qui sans cesse se lamente sur les nécessités de la guerre, se considère lui-même et considère tous les souverains comme chargés par la Providence de missions spéciales, et, avec tout cela, s’entend merveilleusement à toutes les variétés de la finesse, depuis la ruse jusqu’au calembour.

Le traducteur français de ces lettres aura à insister, dans sa préface, sur leur valeur historique ; mais c’est, naturellement, ce que je ne saurais faire ici, sans compter qu’il me faudrait, pour les considérer à ce point de vue, attendre jusqu’à la fin de leur publication. Aussi voudrais-je m’en tenir aujourd’hui à quelques épisodes, à de menus traits d’une valeur plutôt morale qu’historique ; et l’on me permettra de les citer dans leur ordre, sans chercher à les grouper suivant leur sujet ou leur genre. Peut-être arriverai-je ainsi à faire un peu comprendre la douloureuse et tragique impression que produit la série de ces lettres, dont chacune porte la marque d’un nouveau progrès de l’année conquérante. De page en page, à mesure que le terrible cortège royal se rapproche de Paris, on voit grandir dans le cœur du fonctionnaire prussien la confiance, l’orgueil, la joie du triomphe : et de page en page on entend monter plus forte, plus pressante, la plainte sans espoir de la patrie blessée.

Voici d’abord le prologue. D’Ems, où il est avec le roi, Wilmowski écrit, le 14 juillet 1870 :

« On a offert, il y a plusieurs mois déjà, la couronne d’Espagne au prince héritier de Hohenzollern. Le roi, d’abord, lui a conseillé de refuser ; à deux reprises il le lui a conseillé. Enfin, il y a quelques semaines, on la lui a offerte de nouveau et, cette fois, le père et le fils ont été sourds à tous les avis du roi. Si bien que celui-ci a fini par déclarer qu’il n’avait pas le droit d’empêcher le prince d’accepter, surtout si celui-ci avait le sentiment d’une mission à remplir. Le roi était fort ennuyé de toute cette affaire, indépendamment même du mécontentement de la France : il était persuadé que le trône d’Espagne ne