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le principe sur lequel repose toute notre défense, d’étudier si la force est dans la multitude, de se demander si nous ne sommes pas allés d’un extrême à un autre, et si, après nous être contentés de la qualité sans le nombre, nous ne nous leurrons pas aujourd’hui du nombre sans la qualité. C’était leur droit de dire qu’en jetant un regard sur nos forces, il semble voir les réserves admirables d’une armée, et qu’on cherche l’armée elle-même. Et l’audace de leurs critiques aurait rendu peut-être un signalé service, s’ils avaient démontré qu’il reste encore, pour achever l’œuvre, à ajouter à ces réserves cette armée de métier, la pointe d’acier de la lance, l’avant-garde toujours prête à recevoir ou à porter le premier choc, à parer aux surprises, le bouclier solide derrière lequel la nation assurera son armure.

Voilà précisément ce à quoi ils songent le moins. L’originalité de leurs livres est d’être écrits sur l’armée par des hommes qui ne pensent ni ne sentent en soldats. C’est en professionnels de la société civile qu’ils jugent la société militaire, c’est le contraste entre leurs mœurs et les siennes qui fait leur étude et leur scandale. Ils la traversent avec les idées qu’ils y ont apportées, sans se laisser pénétrer par elle. Ils la voient comme une contrée étrangère, de ce regard extérieur qui ne va au fond de rien, erre sur la surface des choses ; ils racontent le monde qu’ils ont parcouru, comme certains voyageurs dédaigneux de le comprendre et irrités de n’en avoir pas était compris. Vigny était penseur et soldat, c’est pourquoi, la vie des armes lui apparaissant sous son double aspect, il la résuma eu ces mots : Grandeur et Décadence militaires. A eux la grandeur ne s’est pas révélée, ils n’ont senti que les servitudes, et n’ont écrit que « leurs prisons ». Et c’est pourquoi, si variées que soient les armes et les garnisons décrites, le livre est toujours le même. En voici le résumé. L’armée est une machine de mort qui ne chôme pas plus dans la paix que dans la guerre. Par les batailles elle tue les corps, par l’éducation elle tue les intelligences et les caractères. Abruti par l’activité stérile et monotone dans laquelle il tourne comme un écureuil dans sa cage, affaibli par l’excès des fatigues et l’insuffisance des vivres, maltraité par quelques-uns de ses supérieurs, exploité par d’autres, humilié par tous, corrompu de goûts et de sang par les plaisirs vils qui sont l’unique délassement de cette existence, le soldat est la victime de ses chefs. Infatué de son grade, persuadé qu’il est infaillible parce qu’il est toujours obéi, inconscient de sa dureté ou de ses négligences, puisque la plainte de ses victimes deviendrait la plus grave de leurs fautes, incapable d’initiative, dédaigneux de l’étude, l’officier est la victime d’une